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C’est un immense champ de réflexion qu’a ouvert le jubilé de la série de manuels scolaires d’apprentissage de l’arabe, Oukoud el-Kalâm (Les décades du Verbe), coordonnée par l’enseignant et spécialiste de la langue arabe Kamal Chartouni, assisté du poète Henri Zogheib et d’Élias Haddad. Le jubilé s’est tenu à l’amphithéâtre Pierre Aboukhater du campus des sciences humaines de l’USJ, en présence du directeur général de l’Éducation nationale, Imad el-Achkar, du recteur de l’USJ, Salim Daccache s.j., du directeur des éditions Al-Machrek, Dany Younès s.j., des responsables de la librairie Stephan, qui diffusent le livre, et de plusieurs centaines de directeurs et directrices d’écoles, d’enseignants et enseignantes et d’écoliers et écolières, venus participer à cet hommage et assister à la remise des prix d’un concours de rédaction interscolaire. Salle comble, donc, pour cet événement dont le retentissement, au niveau scolaire, est immense, mais dont aucun éclat mondain ne souligne l’importance, au regard d’un public que l’actualité politique et militaire détourne de l’essentiel.

Et pourtant, après cinquante ans d’effort, présente aujourd’hui dans 350 écoles du Liban, toutes régions confondues, cette série a touché, selon son principal auteur, quelque 4 millions d’élèves, leur donnant – ou leur redonnant – le goût et l’aptitude de s’exprimer dans leur langue maternelle, une langue considérée parmi les plus difficiles au monde en raison de sa diglossie (grosso modo, l’opposition entre langue écrite et langue parlée), et qui est en perte de vitesse dans certains pays, comme dans le Golfe, où elle cède la place, sans grand bruit, d’abord à l’anglais, ensuite à d’autres langues, dont le français. Dans un Liban trilingue, certains vont même jusqu’à la "menacer" du syriaque.

"Une langue n’est pas un simple moyen de communication. Elle porte en elle une civilisation et une culture, des traditions, une histoire des idées, un génie propre et un potentiel de créativité", a affirmé Kamal Chartouni, s’adressant à l’assemblée. En s’attelant, cinquante ans durant, à polir et à renouveler cette série de manuels, Kamal Chartouni a rendu service non seulement à la langue, mais au rapport d’une grande partie des Libanais à la réalité humaine et culturelle qui les entoure, visiblement et invisiblement.

Son travail, d’une certaine façon, s’inscrit dans le prolongement d’une Nahda qui dépoussiéra et ouvrit la langue arabe à la modernité et l’introduisit à d’autres champs de connaissance qui lui étaient encore étrangers. Du reste, aujourd’hui, l’auteur de cette série est entouré d’une équipe de spécialistes de la langue arabe, de pédagogues et de psychologues à laquelle est associée sa fille Madonna, chargés d’insérer notre langue maternelle dans le tumultueux XXIe siècle des algorithmes et du harcèlement scolaire, du réchauffement climatique et des génocides. Délogeant des manuels des termes inusités à la musicalité barbare, la série insuffle une nouvelle vie à la langue, l’assouplit et la sauve du figement où la tenaient des canons linguistiques rigides. Un effort de renouvellement de programmes qui, selon le pédagogue, n’ont pas bougé depuis 2000.

On se doute un peu que ce travail gigantesque a dû coûter à son auteur un nombre incalculable d’heures de lecture et de recherches. Effectivement, c’est la gorge nouée que Kamal Chartouni devait lire un mot de circonstance, avant d’écouter un auditoire qui lui manifestait sa reconnaissance par l’intermédiaire d’un micro ambulant. "Grâce à vos manuels, nous savons maintenant que la langue arabe est comme une jeune femme qui peut encore enfanter", devait lui lancer Bassam Chahine, coordinateur de programmes aux Makassed islamiques, tandis qu’une mère de famille avouait qu’elle avait "appris à aimer l’arabe en même temps que ses enfants". Une écolière devenue enseignante a rendu hommage à un manuel grâce auquel elle a appris "la beauté du verbe, la musicalité et l’élégance de la phrase, la concision et l’ouverture sur l’ineffable".

Sauver la langue arabe. Ce n’est pas moins que cela que Kamal Chartouni s’efforce de faire depuis cinquante ans. Sauver la langue arabe écrite et, par elle, des générations de Libanais qui l’apprennent de la désaffection rampante dont elle souffre de la part de jeunes qui lui préfèrent d’autres langues dans leurs communications personnelles familières. Pourtant, sous une grande variété de dialectes vernaculaires, cette langue est parlée par 500 millions de locuteurs et ses vecteurs de rayonnement sont aujourd’hui nombreux, sans compter qu’elle est langue sacrée pour près de deux milliards de musulmans. Mais, comme on nous l’a appris, une chose est de consommer, une autre de produire. C’est le grand défi qu’à sa mesure, Kamal Chartouni a consacré cinquante ans de vie à relever.

* Cet article est un hommage à un travailleur de l’ombre, un homme qui ne vend pas du papier, mais donne du sang pour édifier une nation. Un homme qui tente d’enfanter un nouvel âge pour la langue arabe.