
La grotte Mandrin dans la vallée du Rhône et l’abri rocheux de Ksar Akil dans la vallée d’Antélias apparaissent avec leurs strates chronologiques comme des livres ouverts racontant l’histoire de l’humanité et le peuplement de l’Europe à partir du Levant.
C’est au Levant que s’est joué le destin de l’Europe. L’homme d’Afrique (Homo sapiens) a rencontré ici les Néandertaliens. Ils y ont échangé les idées, les techniques d’industrie lithique et osseuse, les ornements corporels, les méthodes d’adaptation au froid, et même les gènes. C’est à partir du Levant que s’est fait le peuplement de l’Europe par le dernier Homo sapiens, à une vitesse relativement rapide, il y a quelque 50 à 40 mille ans.
Néandertal avait dû fuir le nord vers le Levant, à la suite d’une série de phases de glaciation qui avaient débuté il y a 120 mille ans. Les populations Homo sapiens qu’il avait rencontrées à son arrivée se sont éteintes plus tard. Mais le métissage s’est reproduit avec les nouvelles vagues venues d’Afrique vers 60 mille ans avant le présent. C’est ce nouveau peuplement qui allait être à la base des cultures matérielles propagées en Europe, telles que l’Aurignacien (47 à 41 mille ans avant le présent). Le Moustérien, une culture matérielle qui s’était étendue sur des centaines de milliers d’années (de 350 à 35 mille ans avant le présent), était pratiqué par les Homo sapiens en Afrique du Nord, par les Homo neandertalensis en Europe, et surtout par les deux à la fois au Levant. Le Mont-Liban et le Mont-Carmel sont chargés de témoignages de cette aventure humaine.
Deux livres ouverts
Deux abris apparaissent dès lors comme des livres ouverts permettant de relire l’histoire de l’humanité. L’un, la grotte Mandrin, représente le couloir rhodanien, et l’autre, l’abri rocheux de Ksar Akil, représente la vallée d’Antélias, et le Mont-Liban de manière plus générale. Il s’agit donc du berceau libanais où s’est opérée l’adaptation d’Homo sapiens hors d’Afrique et son hybridation avec Néandertal avant son expansion vers l’Europe. De là, il longeait la Méditerranée pour remonter vers le nord par les couloirs du Danube ou du Rhône.
C’est Ludovic Slimak, chercheur du CNRS à l’Université de Toulouse qui, avec son équipe, a fouillé la grotte Mandrin dans la vallée du Rhône. La couche E de ce site a permis de repousser la présence de l’Homo sapiens «moderne» en Europe occidentale, à 54 mille ans. Mais elle a aussi révélé une occupation alternée par les deux espèces africaine et européenne. Comme à Antélias, il n’y a pas eu remplacement mais coexistence. La grotte Mandrin est représentative de la culture générale de la vallée du Rhône appartenant au Néronien. Or plusieurs aspects y rappellent également des caractéristiques de la vallée d’Antélias.
L’abri d’Antélias
Ces similitudes ont conduit, en 2016, Ludovic Slimak et son équipe au musée Peabody d’Harvard où se trouvent les fossiles taillés de l’abri de Ksar Akil d’Antélias. Ce site découvert en 1900, par Godefroy Zumoffen, est au cœur du berceau de l’humanité hors d’Afrique que constitue le Levant. Les couches de cette paroi rocheuse sont une mine de données sur l’expansion d’Homo sapiens et sur sa rencontre avec Homo neanderthalensis. La grotte Mandrin, avec notamment sa couche E, vient continuer cette histoire du périple de Sapiens dans son avancée septentrionale par le couloir rhodanien qui relie l’espace méditerranéen à l’Europe continentale.
Ludovic Slimak propose ainsi la théorie du parallélisme Levant-Europe, et place le Néronien et le Paléolithique supérieur initial (50 à 40 mille ans avant le présent) au sein d’un même groupe. C’est pour mieux comprendre les 15 millénaires de coexistence qui ont précédé l’extinction de Néandertal, que le chercheur a choisi le site de Ksar Akil dans la vallée d’Antélias, qu’il a baptisé «le livre ouvert».
Les strates de Ksar Akil
C’est un empilement de couches sur 25 mètres d’épaisseur qui expose la chronologie des peuplements paléolithiques sur les 60 mille dernières années. Nous pouvons y lire, strate par strate, l’histoire de la dernière sortie d’Afrique, celle qui est à l’origine de l’humanité actuelle.
Dans les couches les plus anciennes (XXXII à XXVI), apparaît la culture matérielle du Moustérien, que le chercheur met en parallèle avec les vestiges néandertaliens d’Europe. Le niveau XXVII a été daté de 51 à 49 mille ans avant le présent. Plus haut, donc plus récents (strates XXV à XX), se lit avec une grande clarté, l’évolution technique des premières sociétés sapiens levantines du Paléolithique supérieur. Les niveaux XIII à V représentent l’Aurignacien du Levant. Les strates VIII à VII sont datées de 30 à 29 mille ans avant le présent.
Basé sur les séquences chronologiques de Ksar Akil, Ludovic Slimak a proposé un parallélisme entre les trois phases de l’évolution technique levantine d’Homo sapiens et les cultures matérielles en Europe. Sa théorie établie alors trois courants migratoires vers l’Europe à partir du berceau levantin.
Les trois vagues migratoires
Il situe la première vague migratoire de Sapiens vers l’Europe entre 60 et 50 mille ans avant le présent, et y établit une correspondance entre le Paléolithique supérieur levantin et le Néronien européen, ainsi qu’avec des cultures de transition isolées allant de la vallée du Rhône jusqu’à l’Ukraine. En témoigne l’analogie entre les pointes de flèches de la grotte Mandrin et les strates XXV à XXI de Ksar Akil.
La seconde vague migratoire correspond au Châtelporronien en Europe et à l’Ahmarien ancien du Levant nord, représenté par les strates XVII à XVI de Ksar Akil.
La troisième vague migratoire est identifiée au Protoaurignacien, qui correspond à l’Ahmarien ancien du Levant sud.
La fin du rôle du Liban
Fouillé par des Américains durant les années 1930 et 1940, puis par Jacques Tixier de 1969 jusqu’à l’éclatement de la guerre du Liban en 1975, le site de Ksar Akil est devenu inaccessible. Il a été partiellement détruit en 1994, et continue d’être dévoré par l’urbanisation sauvage et les permis de construire délivrés par une administration corrompue.
Longtemps connu pour ses fouilles archéologiques, le Liban était pionnier pour les recherches sur la préhistoire grâce aux pères jésuites. L’assassinat en série de ces derniers durant les premières années de la guerre, entre 1975 et 1978, la destruction des sites ou leur occupation par les troupes syriennes et les milices affiliées, puis l’appauvrissement du Liban et de ses universités à partir de 2019, ont mis un terme à cette aventure scientifique. Pour finir, l’explosion du 4 août 2020 a fortement endommagé l’important musée de la préhistoire de l’Université Saint-Joseph.
Comme pour tous les autres secteurs, c’est désormais Israël qui passe en tête pour la recherche sur Homo sapiens et Homo neanderthalensis au Levant. Ainsi, c’est dans la grotte de Manot en Galilée occidentale qu’a été découverte la calotte crânienne Homo sapiens, vieille d’environ 54 mille ans. Elle est le témoin de la période d’hybridation d’avec Homo neanderthalensis au Levant, juste après la sortie de nos ancêtres d’Afrique.
Un patrimoine de l’humanité
On ne sait plus grand-chose des sites libanais exceptionnels dont 13 remontent au Paléolithique inférieur, 45 au Paléolithique moyen, et 39 au Paléolithique supérieur.
On ne sait plus rien de cet enfant de 8 ans, découvert à Ksar Akil et vieux de plus de 35 mille ans. Ni des restes du rhinocéros trouvé dans une autre cavité de la vallée d’Antélias. Tout aussi surprenants sont les silex taillés du site paléolithique de Borj Qinnarit à Sidon. Ils témoignent de l’industrie lithique d’il y a 700 mille ans. Il y avait aussi Ras Beyrouth et notamment Dalié, ainsi que Tell Laboué dans la Beqaa, Qleiat dans le Kesrouan, et les mégalithes de Menjez dans le Akkar. Les centres de recherche libanais couvraient même la région de Homs en Syrie, dont le site de Bouqaia. Tous ces sites demeurent essentiels pour le patrimoine de l’humanité, mais restent plus que jamais menacés.
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