La directive Hannibal et le syndrome de Massada

Pour Sigmund Freud, juif plus ou moins assimilé de l’Empire austro-hongrois, Hannibal le Sémite était un objet de légitime fierté. Le psychanalyste s’était identifié au chef de guerre carthaginois, dont les ancêtres venaient de Tyr en Phénicie. C’était lui, ce stratège hors pair, qui avait envahi la Péninsule italienne en traversant les Alpes avec ses éléphants. Il avait menacé Rome, ville qui, une fois consacrée siège du catholicisme, allait instiller le poison de l’antijudaïsme en Europe et faire le lit de l’antisémitisme à l’époque moderne et puis contemporaine1. La ville éternelle fut longtemps l’unique objet du ressentiment des Juifs d’Europe, avant de passer le flambeau au Berlin des nazis. Et le seul Sémite à l’avoir fait trembler fut le fils d’Hamilcar Barca le Carthaginois. Une gloire posthume si l’on reconstitue l’histoire !
Le concepteur-idéateur viennois de l’inconscient n’allait pas être le seul juif à se laisser inspirer par la saga de la famille Barca. Un programme informatique israélien allait choisir, par le plus grand des hasards, le nom du vainqueur des légions romaines, pour l’attribuer à une directive des plus contestées dans l’histoire militaire.
De quoi s’agit-il ?
Un exemple vivant est en mesure de nous éclairer. Le 7 octobre 2023 même, dans la confusion générale, un brigadier général israélien ayant regroupé des troupes, les engagea dans le combat contre les assaillants. Et là, il donna l’ordre à l’un de ses chars de tirer un obus sur une maison où s’étaient retranchés des miliciens du Hamas avec les otages israéliens qu’ils avaient pris. Treize des quatorze civils furent tués, ce qui souleva une vague de protestation dans l’État hébreu. Ce mépris de la vie de ses propres compatriotes par un haut gradé était insoutenable: en effet, «ses héros étaient censés protéger les enfants d’Israël et non point les tuer», s’était-on écrié2. Pour sa défense, ce brigadier général, au nom prédestiné de Hiram Barak, pourra arguer de la directive Hannibal. Mais, est-ce suffisant pour justifier son action inconsidérée? Cette directive, dictée par un usage plus oral qu’écrit, instruit ceux qui veulent bien s’en inspirer qu’un commandant peut avoir recours à toute initiative militaire pour empêcher la prise d’otage, quitte à mettre en péril la vie des soldats capturés. Le quotidien Haaretz l’avait d’ailleurs, et dès 2003, formulée de la sorte: «Lors d’un enlèvement, la principale mission est de sauver nos soldats des ravisseurs, même si cela doit se faire au prix de blesser nos soldats. Des armes à feu légères doivent être utilisées afin de mettre les ravisseurs à terre ou de les arrêter»3. Pour Tel-Aviv, le pire qui puisse arriver à ses nationaux, c’est de tomber victimes de preneurs d’otages; les négocier ou les échanger contre des prisonniers palestiniens se révèle à chaque fois une opération coûteuse. Le raid exécuté à Entebbe (Ouganda) en 1976 est très significatif: les captifs devaient être libérés quel qu’en fût le prix, quitte à les laisser morts sur le tarmac. Et puis, qui ne se souvient de l’affaire Ron Arad et du mal que s’était donné l’armée israélienne pour se faire une idée du sort qui lui fut réservé? Un otage, c’est un boulet au pied!
Est-ce à dire qu’aux yeux de certains responsables «mieux vaut être un soldat mort qu’un soldat enlevé?» Difficile de l’admettre aussi crûment dans la hiérarchie militaire, néanmoins l’ancien chef d’état-major Shaul Mofaz avait déclaré en 1999 au quotidien Yediot Aharonot avec toutes les réserves d’usage: «Dans un certain sens, avec toute la douleur que cela implique de le dire, un soldat enlevé, contrairement à un soldat qui a été tué, est un problème national.»
Cela dit, ladite directive n’autorise pas à tuer un soldat ou, par extension, un civil israélien, pour empêcher qu’il ne tombe entre les mains de l’ennemi, avait précisé en son temps Benny Gantz, chef d’état-major de l’armée de défense4. Il n’en reste pas moins que Yahya Sinwar et ses brigades ont, semble-t-il, réussi leur coup le 7 octobre. Certes, en prenant des otages civils, ils ont commis des crimes de guerre, mais par ailleurs quelle monnaie d’échange ils ont désormais entre leurs mains! Quel chantage ils peuvent exercer sur le cabinet Netanyahou, quand on sait combien les familles des captifs manifestent pour amener leur gouvernement à plus de flexibilité!
Le syndrome de Massada ?

Depuis le début des années 1970, nombreux analystes ont cherché à expliquer par le syndrome de Massada5, l’attitude implacable d’Israël vis-à-vis de ses voisins arabes. Les conditions que le jeune État hébreu posait dans le contexte de l’équation «la paix en échange des territoires» étaient rédhibitoires, même aux yeux de son allié indéfectible, les États-Unis. Et comme cela était aisé, on a mis cette intransigeance sur le compte des tendances collectives suicidaires de la psyché nationale. Cela se pourrait si Israël était acculé à user de l’arme ultime. Or jamais, depuis sa création en 1948, Israël n’a été poussé dans ses derniers retranchements; jamais il n’a été en péril d’annihilation totale. Le syndrome de Massada peut caractériser son inconscient collectif, toutefois pas à titre exclusif. Songeons également à la directive Hannibal, formellement admise ou non, qui exprime tant ce refus de céder à la contrainte. Il répugne à l’État hébreu d’engager des négociations avec un talon d’Achille. D’ailleurs, le brigadier général en question avait déclaré pour exprimer son refus de tout échange avec les Palestiniens: «J’ai toujours appréhendé le fait de reculer devant les adversaires et d’engager avec eux des négociations de quelque sorte que ce soit, de crainte que cela ne se révèle un piège où nos mains seraient liées, ce qui nous empêcherait de faire ce qui s’impose, à savoir leur rentrer dedans, achever la manœuvre et les liquider.»
Ainsi, les captifs aux mains du Hamas empêchent l’État hébreu de se mouvoir librement, lui qui ne veut pas donner prise à l’adversaire, ni prêter le flanc à ses manigances. Pour assurer sa survie et son modus operandi, Israël ne peut s’encombrer d’otages.
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1-Sebastiano Timpanaro, «Freud’s Roman Phobia», New Left Review, I/ 147, Sept/Oct 1984.
2-Hilo Glazer, «Who is Barak Hiram, the IDF general who ordered tank fire on a Kibbutz home with 13 hostages inside? Haaretz, 31 mai 2024.
3- Anshel Pfeffer, «The Hannibal Directive, Why Israel risks the life of the soldier being rescued? Haaretz, 3 août 2014.
4- Amos Harel, «After Shalit, some IDF officers see a dead soldier as better than abducted», Haaretz, 2011. Aviv Lavie, «Better dead than abducted», Haaretz, 8 mai 2003.
5-À Massada, en 72 après J.-C., les rebelles juifs avaient choisi le suicide collectif plutôt que de se rendre aux légions romaines qui les encerclaient.
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