La littérature syriaque maronite profane des XIXᵉ-XXᵉ siècles


La production littéraire maronite en langue syriaque s’est poursuivie jusqu’au cœur du XXᵉ siècle avec des poètes qui ont chanté le Liban et ses grands hommes. Cette littérature rendait vivant l’héritage du passé, et la conscience de l’identité nationale se transmettait par la culture et la musicalité de la langue.

Dans le domaine de la littérature maronite profane en langue syriaque, les XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles nous ont laissés des noms d’auteurs tels que Joseph Dahdah, Joseph de Ban, le patriarche Joseph Estéphan et son évêque homonyme (tous présentés dans l’article précédent). Leurs œuvres ont été rassemblées par le jeune érudit Joseph BouCharaa, qui a poursuivi sa quête des anciens manuscrits pour nous faire découvrir un trésor de production syriaque maronite qui s’est prolongée jusqu’au cœur du XXᵉ siècle. Seule une décision politique conforme à l’idéologie de l’arabisation, entamée en 1943 par le président Bechara el-Khoury, a pu mettre un terme à cet héritage vivant qui a rendu son dernier soupir dans les années 1960.
Matthieu Chehwén, 1879
Le XIXᵉ siècle était encore riche de productions littéraires autant dans les domaines du sacré que du profane. Nous y découvrons notamment l’originalité de Mattaï Chehwén, réputé pour avoir écrit en syriaque des fables à la manière de La Fontaine. Ses œuvres sont conservées à la bibliothèque du monastère Saint-Antoine à Rome, ainsi qu’à celle de l’université Notre-Dame de Louaizé. Dans sa fable Le renard, le loup et le mulet, il écrivait:
Un de ces jours, le renard et le loup se sont rencontrés
Ils se sont promis de se rendre à la chasse ensemble
Ils ont fait le tour des champs, traversé les montagnes, ici et là,
Et n’ont pu rien trouver qui puisse assouvir leur faim…

Ce style n’a plus rien à voir avec les textes syriaques médiévaux ou liturgiques. Mattaï a développé un mode d’écriture simple, plaisant et moderne, proche du peuple et adapté à l’enseignement des enfants dans les écoles.
Tout aussi conscient de l’importance de l’histoire et de la transmission de l’héritage culturel, il a rendu hommage au père Agostinos Chbébé pour avoir réédité les poèmes de l’auteur syriaque médiéval Grégorios Bar Hébraeus. À cette fin, Mattaï a composé ses vers sur la rime en «os», typique du syriaque hellénisé cher aux maronites:
Une tâche difficile t’a incombé,                    Ô père Agostinos
Lorsque tu as rassemblé les poèmes,         du maphrien Grégorios
Connu comme Bar Hébraeus,                     il mérite vraiment le Qoulos
(compliment).
Matthieu Chehwén 1879: «Le renard le loup et le mulet». (Transcription Joseph BouCharaa)
Paul Khoury Kpharnissé 1888-1963
Avec l’évêque Gabriel Qordahi (1845-1931), le père Paolos (ou Boulos) Mbarak Khoury Kpharnissé est l’un des deux plus grands contributeurs maronites à l’apprentissage de la langue syriaque. Ces deux érudits ont composé les deux dictionnaires syriaques maronites auxquels viendra s’ajouter celui du jésuite libanais Louis Costaz, paru à Beyrouth en 1963. Ce qui fait la particularité de ces dictionnaires libanais en comparaison à ceux de la Syrie-Mésopotamie, c’est leur attitude décomplexée vis-à-vis des mots à étymologie grecque.
Paolos Kpharnissé était également l’oncle maternel du père Yohanna-Yéchoua Khoury qui a enseigné le syriaque durant 70 ans, depuis l’âge de 15 ans et jusqu’à sa mort en 2020. Yohanna-Yéshoua a été professeur de syriaque au séminaire patriarcal maronite ainsi qu’à l’Université libanaise, où il était également responsable de la langue hébraïque. Il est l’auteur d’une série d’ouvrages pour l’enseignement du syriaque, de ses règles de grammaire et de conjugaison.
Paolos Kpharnissé a composé, lui, plusieurs textes et poèmes en langue syriaque, dont celui de 1927, à l’occasion de la Saint-Joseph, dédié au professeur Yaoseph Hanna Mansour. Il lui a écrit :
En votre fête pleine de beauté,         Yaoseph (Joseph) le professeur,
Dans la joie et la splendeur,              nous fêtons tous.
Enfants, frères,                                 venez, réjouissez-vous, exultez et jubilez,
Et pour toutes mes paroles,             applaudissez et chantez.

Son poème le plus important demeure, cependant, celui qu’il a dédié au patriarche Élias Hoayek à son retour de Versailles, où il avait assisté au sommet de la Société des nations en 1919 :
Devant Qannoubine et devant Bkerké, si tu passes,
Baisse la tête car le grand homme y est présent :

Mor Elio Pétros kawkbo Antioki
(Mar Elias Pierre astre d’Antioche).
Voici que Tour Lévnon
(le Mont-Liban) et tout l’Orient resplendissent à travers lui.
Paul Kpharnissé 1919: «Éloge du patriarche Elias Hoayek». (Transcription Joseph BouCharaa)
Joseph Hobeïka 1888-1944
Yaoseph Hobeïka de Baskinta est un moine de l’ordre libanais, qui a rédigé un dictionnaire pour les élèves, intitulé Piré bachilé («les fruits murs»). Il a composé plusieurs poèmes d’éloge, dont deux sur les papes Léon XIII en 1903, et Pie X en 1904.
Yaoseph a notamment composé en 1935, un poème pour l’école séminaire de Saint-Maron à Ghazir. Il y a chanté cette institution «d qomat bé Gazir» (qui est située à Ghazir) et qui a ouvert ses portes, dit-il, «bé lévo de Lévnon» (au cœur du Liban). Yaoseph a été édité par son frère Boutros dans son anthologie de la poésie syriaque en 1952.
L’un de ses plus prestigieux poèmes consiste en un éloge au patriarche Élias Hoayek, dans lequel il disait:
La gloire du Liban vous a été donnée, grand seigneur,
Pour vos actions illustre Ô cœur pur,
Vous qui avez rempli notre montagne élevée de tant de bontés…

Joseph Hobeika vers 1920: «Éloge du patriarche Elias Hoayek». (Transcription Joseph BouCharaa)
Paolos Beit-Daroyo 1950
Bien que non maronite, le poète libanais de confession chaldéenne, Paolos Beit Darayo, ou Bidari, a mérité sa place dans cette anthologie, car son œuvre a consisté en un cantique pour le Liban. Il l’a intitulée: Mimré mgavayo ‘al Tour Lévnon (Sélection de poèmes sur le Mont-Liban).
L’un des poèmes de cette sélection est intitulé Lévnon w moréh (le Liban et son seigneur). Il remonte aux années 1950 et évoque l’image romancée et romantisée du Liban dans la conscience des chrétiens d’Orient au XXᵉ siècle. L’auteur chaldéen y louait le Liban et son seigneur en disant:
Une montagne unique au monde,
Ancienne, âgée et infiniment jeune.
Le sommet de cette montagne dresse la tête jusqu’aux cieux,
Radieuse resplendissante, tel un astre magnifique, et débordante de beauté.
Cette montagne refuge de tous les Syriaques.

Une montagne appelée «magnifique Liban», un si agréable nom,
Et son roi, n’est autre que le patriarche maronite.
Le seigneur du Liban est devenu le seigneur de tout chrétien
Exténué et persécuté dans cette Maison d’Orient
(…)
Tous dirigent leur regard vers cet abri libanais.

Paolos Beit-Daroyo vers 1950: «Le Liban et son seigneur». (Transcription Joseph BouCharaa)
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