Il arrive souvent qu’au Liban, nous passions devant des édifices curieux ressemblant à une usine ou parfois à un terminal d’aéroport en plein cœur d’un paysage pittoresque, entourés de maisonnettes et de cyprès. Ce brutalisme architectural ne manque pas d’attirer l’attention du visiteur intrigué par l’échelle exagérée et le matériau de cet intrus. Avec un peu d’effort, on arrive à deviner un clocher par-ci et à apercevoir une croix par-là. C’est une église maronite. Il lui arrive de se poser prétentieusement au côté de l’humble chapelle qu’elle écrase, ou parfois plus franchement, comme à Notre-Dame de Hadat, qu’elle remplace.

Les collines urbanisées du Liban sont agrémentées de nouvelles églises grecques et arméniennes ayant chacune assumé son identité architecturale. Des coupoles pour les Grecs et des cônes pour les Arméniens dessinent les silhouettes des paysages exprimant harmonieusement leur nature comme lieux de culte. Qu’est-il arrivé aux maronites pour qu’ils se perdent dans des interprétations immatures de Notre-Dame de Ronchamp jusqu’au couvent de la Tourette, en passant par Chandigarh et par toutes les formes du modernisme corbuséen?

Le hayklo (église-chapelle)
L’histoire maronite nous a légué une forme d’église-chapelle désignée par le terme syriaque hayklo signifiant sanctuaire. C’est une tradition médiévale qui a survécu paradoxalement jusqu’au XIXe siècle. Elle consiste en une architecture vernaculaire humble, ascétique et fort austère. Un simple parallélépipède de pierre surmonté d’un clocher posé délicatement sur son toit. Cet héritage est bouleversant par son expression monacale, montagnarde et porteuse du sacré. Malgré ses dimensions réduites, elle dégage une impression de monumentalité par l’empreinte du temps qui la façonne. Son petit portail est renforcé par les pierres mégalithiques récupérées du temple phénicien qui la précède. Son abside, son chêne et l’épaisseur de sa voûte lui confèrent un air de sérénité et dégagent une impression d’ancienneté exagérée qui dépasse son âge réel. La cloche était parfois suspendue au chêne voisin, parfois posée entre deux pierres verticales sur le toit. À certains moments, un arc ou une coupole protège cette cloche donnant naissance à un embryon de clocher. Ce modèle se développe encore en s’enrichissant tantôt d’un campanile à l’occidental, tantôt d’une toiture en tuiles, mais en gardant toujours son parfum médiéval emprunt de sa mystique syriaque.

Le dilemme de la dimension des nouvelles églises
Les maronites affectionnent particulièrement le modèle architectural du hayklo. Le problème est que son évolution demeure limitée par des dimensions maximales à ne pas dépasser. Les architectes contemporains se retrouvent ainsi face à un dilemme. Comment reproduire l’architecture ecclésiastique maronite en répondant aux besoins actuels? Les montagnes se sont urbanisées et leur démographie a explosé. Des villages et des hameaux se sont transformés en villes ou en banlieues.

Les prouesses modernes et contemporaines
Dans un pays qui refuse toujours d’enseigner son histoire, les professionnels se sont rués vers les revues d’architecture internationales à la recherche d’exemples purement formels. Le phénomène se perpétue aujourd’hui avec les averses d’images d’Internet. Les lieux de culte deviennent, au meilleur des cas, des salles de spectacle. Au pire, leurs formes insolites ne permettent le déroulement d’aucune activité quelle qu’elle soit. Ce sont des expressions de la virtuosité et de la mégalomanie de l’architecte qui cherche à s’imposer aux dépens de l’œuvre. Les formes sculpturales et narcissiques ne laissent aucune place à l’accueil ou à la dévotion.

L’architecture, comme l’image chrétienne, est appelée à s’effacer. Elle doit se faire transparente pour permettre l’accueil de l’Absolu. Elle est destinée à être le lieu et non l’objet du culte. En elle, s’accomplit la rencontre avec le Divin. Son rôle consiste à assurer une atmosphère de recueillement et de renonciation. C’est là que se produit une communion horizontale entre les fidèles qui se préparent à la communion verticale avec l’Homme-Dieu. Le Christ descendu jusqu’à la condition humaine, en tout, excepté le péché, s’est rabaissé afin de racheter l’homme et de le sauver de son orgueil. C’est là que se trouve le secret de l’architecture et de l’art chrétien en général, et dans la tradition syriaque en particulier. Et au sein de cette dernière, aucune branche n’a connu le dépouillement ascétique aussi profondément que l’Église maronite.

Les prouesses architecturales actuelles sont tellement mal conçues qu’elles ne sont même pas aptes à assurer un minimum pour les besoins de la liturgie. Les éléments cruciaux de l’architecture maronite y font défaut. Il n’y a plus d’abside ni d’absidioles. L’espace derrière l’autel est devenu inadapté. La lumière naturelle et artificielle est agressivement exagérée, ne laissant aucune place au mystère de l’ombre et à la révélation des bougies. L’ingéniosité de l’acoustique, des formes et des volumes est remplacée par des placages de carton. Parfois-même, comble de l’insouciance, la place du prêtre célébrant est encombrée par un pilier central supportant toute la structure du toit. Le narcissisme se célèbre lui-même en tant que finalité, en tant qu’objet et non en tant que lieu de culte, encore moins d’accueil de l’Esprit de Dieu.

Le modèle traditionnel de la fin du XIXe siècle
Pour se justifier, les architectes expliqueront que les conditions ont changé et que la modeste église médiévale pleine de charme ne peut plus recevoir les foules actuelles, ni assurer les grandes célébrations filmées ou télévisées. Il leur faut réinventer la forme sacrée maronite qui, selon eux, n’aurait jamais accompli sa révolution architecturale depuis le Moyen Âge. Et pourtant c’est incorrect car, comme toujours, la solution est là, sous leurs yeux. Notre XIXe siècle avait fait son travail de réévaluation et de conceptualisation. Il a puisé dans ses traditions locales et dans ses affluents orientaux et romains afin de se réinventer et de projeter son avenir sur des bases saines et sereines. C’est là, dans nos grandes églises de la fin du XIXe siècle, qu’il conviendrait d’aller chercher l’inspiration contemporaine, en puisant surtout dans son esprit plutôt que dans le formalisme de son produit final.