Au Liban, l’épée et le sang finissent toujours par soulever la population et l’Église comme en 1975, ou les interventions diplomatiques et militaires occidentales comme en 1860. Les transformations démographiques ne peuvent être obtenues par les massacres et nécessitent pour cela une stratégie plus sournoise, de sorte que les actions de 1860 et 1975 ont été reprises une cinquantaine d’années plus tard, mais en remplaçant l’épée par la famine et l’émigration massive.

Kafno, le Grand Génocide-famine.

Vers la fin du XIXᵉ siècle, avec l’apparition du concept d’État-nation, les Ottomans ont cherché à homogénéiser la population de leur empire afin de construire une nouvelle réalité géographique, historique et démographique. Ceci nécessitait l’extermination des peuples autochtones tels que les Grecs en Asie Mineure, les Assyro-Chaldéens en Haute Mésopotamie, les Arméniens et les Araméens syriaques dans les provinces orientales et en Cilicie, et les Montélibanais au Levant.

Plusieurs massacres ont eu lieu tout au long de la seconde moitié du XIXᵉ siècle, dont notamment celui de 1860 au Mont-Liban. C’est avec la division de l’Europe durant la Première Guerre mondiale que le plan d’extermination totale a pu être mis à exécution, les Allemands s’étant rangés du côté de la Turquie. Massacres et déportations ont fini par achever la présence chrétienne dans toutes les provinces de l’empire ottoman.

Mais pour le Mont-Liban, les choses étaient plus compliquées. Là, l’épée et le sang finissent toujours par soulever la population et l’Église comme en 1975, ou les interventions diplomatiques et militaires occidentales comme en 1860. Les transformations démographiques ne peuvent être obtenues par les massacres et nécessitent pour cela une stratégie plus sournoise, de sorte que 1860 et 1975 ont dû être reprises une cinquantaine d’années plus tard chacune, mais en remplaçant l’épée par la famine et l’émigration massive.

La famine

Ne pouvant plus procéder aux déportations sanglantes comme en Arménie et en Haute Mésopotamie, les Ottomans avaient opté au Liban pour la fomentation d’une crise économique couronnée par une famine et une émigration foudroyante afin d’obtenir le changement démographique souhaité. Dès 1914, les devises étrangères ont été interdites et la livre ottomane était devenue obligatoire pour la moindre transaction alimentaire.

Distribution du pain par Bkerké grâce aux aides assurées par le réseau franco-libanais du commandant Albert Trabaud et de l’évêque Paul Akl.

Dès que les Libanais avaient fini d’échanger toutes leurs devises étrangères en livres ottomanes, le gouvernement a procédé à la dépréciation de la monnaie de 20 fois sa valeur. Les gens étant complètement dépossédés de toutes leurs économies, se tournaient vers la diaspora. C’est là que la soldatesque ottomane se chargeait d’intercepter les courriers et procédait au vol de l’argent. Ailleurs, la confiscation de ces aides précieuses se faisait de manière officielle, puisque toute personne surprise portant de l’or ou de l’argent était arrêtée et exécutée. Pour un rien on était traduit en cour martiale sous prétexte de contacts avec l’ennemi (la France).

Toutes les réserves de kérosène ont été transportées vers la Syrie et le bois était coupé ne laissant aucun moyen aux Libanais pour se chauffer. Les réserves de blé qui ne pouvaient être expédiées étaient brulées sur place ou jetées en mer. Les pharmacies étaient dévalisées et les médicaments prenaient le chemin de la Syrie. Pour les besoins des soldats sur le front, dit-on. Et selon ce même argument, les médecins étaient également emmenés sur le front. Le peuple libanais devait mourir, par la faim ou par les épidémies, afin d’étouffer tout embryon de soulèvement ou de penchant isolationniste indépendantiste, comme en Arménie.

La résistance

Face à ces intentions génocidaires, l’Église maronite était acculée à établir une résistance qu’elle a aussitôt mise en relation avec la France. À cet effet, le patriarche avait délégué l’évêque Paul Akl à la tête d’un réseau de prêtres résistants secondés d’une milice. L’évêque était également chargé des contacts secrets avec le commandant Albert Trabaud, gouverneur de la base militaire française de l’île d’Arwad.

Beaucoup continuent encore aujourd’hui de prétendre que la famine était due au blocus maritime imposé par les Franco-Britanniques. Et pourtant les archives des Jésuites, du Quai d’Orsay et d’ailleurs sont remplies de détails décrivant le processus d’acheminement des aides à Bkerké par le réseau franco-libanais de Paul Akl et d’Albert Trabaud.

Les aides étaient transportées de nuit dans des barques françaises au large de Bouar, au nord de la baie de Jounieh, pour être relayées par des nageurs libanais. Ces derniers rejoignaient la côte et remettaient l’or au second groupe qui l’acheminait à Bkerké. Parallèlement, l’argent devait prendre le chemin de Beyrouth afin d’y être échangé en devise ottomane. Chaque membre de ce réseau courait à tout moment le risque de la peine capitale.

Parents et enfants trainés vers les fosses communes. ©️ Collection privée Ibrahim Naoum Kanaan. Tous droits réservés.

L’entre-deux-guerres

Après la guerre mondiale qui a fait des millions de morts, les différents peuples libérés du joug ottoman ont procédé à la construction de leurs identités fondées sur la relance de la langue, l’écriture de l’histoire, la culture, les arts, la mythologie, les mythes et le roman national. Leur avenir et les nations qu’ils envisageaient d’ériger ne pouvaient se bâtir que sur la conscience culturelle, les leçons de l’histoire et la vénération des sacrifices des héros et des martyrs. Des monuments ont été érigés sur les places publiques de Serbie, d’Arménie et de Grèce. On a créé les versions modernes du serbe, de l’arménien, du grec, de l’hébreu, du syriaque… On en a fait des langues nationales officielles alors que quelques décennies plus tôt, elles étaient moribondes.

Le génocide est devenu Tseghaspanoutioun pour les Chrétiens d’Arménie, et Sayfo (l’épée) pour ceux de Haute-Mésopotamie. Au Liban, le génocide qui a couté la vie à la moitié de la population, ne s’était pas fait par l’épée mais par la famine, d’où son nom de Kafno (la faim) dans la langue syriaque du Mont-Liban.

Le 24 avril ou le déni

Mais qui a entendu parler de Kafno ? Pendant que les descendants des survivants de Tseghaspanoutioun et de Sayfo commémorent leurs martyrs le 24 avril de chaque année, pendant qu’ils luttent pour cette reconnaissance dans toutes les capitales du monde, au Liban nous apprenons que les massacres de 1860 étaient dus à un jeu de billes, et que la Grande Famine de 1914-18 était la faute aux sauterelles.

" Quand un peuple n’ose plus défendre sa langue, il est mûr pour l’esclavage ", disait Rémy de Gourmont. Et quand un peuple n’ose plus écrire son histoire et honorer ses martyrs il est mûr pour sa suppression. Ne pas commémorer Kafno, ne pas enseigner son processus sournois et planifié, c’est être condamné à revivre la confiscation de ses économies en devises étrangères, la dévaluation de la monnaie nationale, l’expropriation, la spoliation, le vol du carburant, des médicaments et des aliments, le départ volontaire ou involontaire des médecins et de la jeunesse, les assassinats et les explosions, les bouleversements démographiques, la confiscation de son pays, de ses terres, de ses enfants et de sa vie. La descente aux enfers commence dès lors qu’on n’ose plus avouer son identité et son histoire, et pratiquer sa langue et sa culture.

Enfants du Mont Liban.