Les prochaines élections de mai sont cruciales après deux ans et demi de crises politico-économiques. L’opposition a conspué la classe politique dans la rue depuis octobre 2019, mais a par ailleurs déçu de nombreux citoyens qui voyaient en elle une porte de sortie pour surmonter le marasme politique dans lequel le Liban est plongé depuis bien trop longtemps. La tentation du vote blanc est forte pour ces électeurs qui veulent exercer leur droit civique. Mais glisser un bulletin vierge, un bulletin nul ou s’abstenir serait avantageux pour la classe politique dirigeante que l’on souhaite congédier.

"Tu vas voter aux élections, n’est-ce pas?!"

"Oui, mais je suis déçu, personne n’arrive à me convaincre, donc je vais surement voter blanc."

Qui d’entre nous n’a pas entendu cette phrase ces derniers jours, alors que les prochaines législatives sont cruciales et sont le seul moyen légal et légitime pour essayer de concrétiser toutes les revendications nationales, notamment celles exprimées dans la rue depuis octobre 2019? Mais le système proportionnel avec vote préférentiel mis en place au Liban rend le vote blanc non seulement inutile, comme moyen de contestation, mais également contreproductif dans la mesure où il entrave la voie à un quelconque changement vers une bonne gouvernance.

Les élections laissent croire qu’elles servent à exprimer une opinion. Or même si c’est partiellement vrai, l’objectif principal d’un scrutin électoral est de faire élire quelqu’un parmi les personnes qui souhaitent être des représentants de la population. Cela explique pourquoi certains électeurs ne s’y retrouvent pas et décident de ne voter pour personne. Ces déçus ont en effet trois options: l’abstention, le vote nul et le vote blanc.

S’abstenir, un mauvais moyen d’exprimer son désaccord

L’abstention est parfois le choix le plus pratique à faire: à quoi bon perdre son temps à se déplacer jusqu’au bureau de vote, parfois très éloigné de son lieu de domicile, pour ensuite attendre parfois longtemps et voter sans conviction. Autant profiter du dimanche pour faire quelque chose d’utile et montrer son désaccord avec les candidats ou le système en s’abstenant.

Une participation électorale, considérée comme l’un des traits caractéristiques d’une bonne santé du régime démocratique, qui faiblirait de scrutin en scrutin, serait donc un signe révélateur du désaccord entre la population et sa classe dirigeante. C’est l’objectif généralement d’un boycott partisan: en 1992, les chrétiens ont boycotté en masse les premières élections en vingt ans après quinze années de guerre et sous occupation syrienne et israélienne.

Cette année, Saad Hariri a décidé de suspendre son action politique et ne participe donc pas au scrutin – ni lui, ni sa formation politique –, ce qui pourrait inciter nombre de ses partisans à ne pas participer au vote, mais cette décision est pour l’instant partiellement suivie au niveau des candidatures de ses partisans.

Or cette abstention ne va pas forcément montrer le désaccord de la population avec ses dirigeants ou le système: d’une part, parce que rien ne prouve qu’une personne qui s’abstient veut montrer son désaccord. Elle peut simplement vouloir dire que l’électeur était indisponible ce jour-là ou qu’il est convaincu que la majorité va voter comme lui l’aurait fait et qu’il peut donc consacrer son temps libre à d’autres activités. D’autre part, le fait que les citoyens décident de ne pas se prononcer donnerait un mauvais signal aux responsables politiques. En effet, ceux-là pourraient voir dans l’abstention un accord tacite avec les politiques en vigueur, ou pire, comme un m’en-foutisme de la part de la population.

En 2018, lors des législatives au Liban, les premières selon un système proportionnel imparfait et neuf ans après le dernier scrutin, le taux de participation n’a été que de 49,7% (International Information). Cela a laissé transparaître un sentiment d’indifférence totale envers la gouvernance du pays, alors que le Liban était d’ores et déjà dans un cercle vicieux qui allait mener à la crise politico-économique que nous vivons aujourd’hui. Il est donc clair que s’abstenir donnerait, encore une fois, carte blanche à la classe politique pour gouverner comme bon lui semble.

Le vote nul, un moyen d’expression politique mal utilisé

Certains électeurs mécontents des options qui leur sont présentées décident de voter hors du cadre légal, en votant pour une personne non candidate, ou pour plusieurs candidats ou listes, ou aussi en ajoutant des signes distinctifs sur leur bulletin. Ces votes nuls ont le plus souvent un sens politique que l’on veut faire passer à travers sa feuille de vote. Les scrutins présidentiels au Liban pour élire un successeur à Michel Sleiman ont été marqués par plusieurs votes nuls, comme un vote pour Rachid Karamé glissé vraisemblablement par un adversaire à Samir Geagea, accusé par ses opposants d’être l’instigateur de l’assassinat de l’ancien Premier ministre en 1987. Au second tour, en octobre 2016, un député se voulant malin avait voté pour la bimbo Myriam Klink qui s’était affichée la veille en sous-vêtements oranges pour montrer son soutien au candidat Michel Aoun.

La dernière élection de Nabih Berry comme président de la Chambre en mai 2018 – son sixième mandat – avait également été marquée par le vote de la députée Paulette Yaacoubian en faveur de la réalisatrice Nadine Labaki, lauréate à Cannes, mais critiquée par les adeptes du Hezbollah. Considérés comme "non exprimés", ces votes nuls ou annulés visent donc souvent à faire passer un message politique. Mais dans le cas de scrutins nationaux, ces messages politiques ne seront lus que par les délégués responsables du dépouillement des urnes. Pour avoir un impact sur le grand public, il faudrait que l’un d’entre eux décide de le photographier et de le poster sur les réseaux sociaux. Faire passer un message politique à travers un bulletin de vote pourrait être efficace dans des scrutins locaux, comme dans un petit village où les représentants municipaux sont généralement les destinataires de cette contestation de l’un de leurs électeurs.

Par ailleurs, la plupart des votes annulés ne sont pas porteurs de messages politiques, mais comportent simplement des erreurs, accidentelles ou voulues. En 2010, l’ancien Premier ministre Saad Hariri en avait fait les frais et avait été la risée des Libanais pour s’être trompé entre l’urne pour le Conseil municipal et celle pour le mokhtar. D’autre part, avant les législatives de 2018, lorsque la feuille de vote était préimprimée par le ministère, les machines électorales des partis distribuaient des bulletins à l’entrée des bureaux de vote. Ces bulletins étaient parfois piégés et distribués à des partisans de candidats adverses pour faire annuler leur vote.

Contrairement à l’abstention ou aux votes blancs, le nombre de votes nuls ne représentent rien puisqu’ils sont automatiquement mis hors de l’équation. Voter volontairement de manière à faire annuler sa voix est donc inutile, à moins que l’on soit soumis à des pressions ou des menaces et que l’on n’ait d’autres choix que de se présenter devant les urnes.

Le vote blanc avantage les partis traditionnels

Il ne reste donc aux électeurs déçus, qui ne sentent pas que leur opinion sera portée par l’un ou l’une des candidat-e-s, mais qui veulent quand même exercer leur droit et leur devoir, que le choix du vote blanc. Le vote blanc est en théorie le fait de ne voter pour personne. Il s’agit donc, en pratique, d’exercer son droit de vote, mais de ne donner sa voix, et donc sa confiance, à aucun des candidats. Aux législatives de 2018, 13.024 votes blancs ont été comptabilisés, soit 0,79% des suffrages exprimés, deux centièmes de moins qu’en 2009 (International Information). Le débat sur l’utilité du vote blanc et de sa prise en compte ne cesse d’enfler à travers les démocraties. Est-ce que le vote blanc doit être considéré comme un suffrage exprimé? Si tel est le cas, Jacques Chirac en 1995 et François Hollande en 2012 n’auraient pas été élus présidents de la République française. Ce débat sur le vote blanc nécessite certainement une ou plusieurs études de philosophie politique, tout comme l’obligation de voter imposée dans certains pays comme la Belgique, le Luxembourg ou le Brésil.

Contrairement à la France où le vote blanc est comptabilisé mais non considéré comme un suffrage exprimé, la loi électorale libanaise votée en 2017 prend en compte le vote blanc, mais partiellement. En effet, cette loi complexe, basée sur un système proportionnel intégral à voix préférentielle, attribue les sièges à pourvoir aux différentes listes candidates selon un coefficient électoral qui diffère d’une circonscription à l’autre. Il est, à titre d’exemple, de 20% dans la circonscription de Sud I (Saïda-Jezzine) pour 5 sièges, et de 7,69% au Mont-Liban IV (Chouf-Aley) pour 13 sièges.

Afin d’être qualifiée et obtenir au moins un siège, une liste doit atteindre le coefficient électoral requis dans la circonscription. Elle doit donc obtenir un nombre de voix supérieur au quotient électoral. Celui-ci est simple à calculer: c’est le nombre total de votants moins le nombre de votes annulés que l’on divise par le nombre de sièges.

la répartition des sièges

Cela signifie que les votes blancs sont pris en compte et considérés comme des suffrages exprimés durant le scrutin, mais uniquement dans la première partie du calcul des résultats. En effet, une fois ce quotient électoral calculé et les listes ayant obtenu un nombre de voix inférieur à ce dernier éliminées, un deuxième quotient est calculé, mais cette fois-ci sans les votes blancs, qui sont considérés à ce stade comme des suffrages non exprimés. En effet, en 2018, 13.000 électeurs dont la conscience politique ne leur permettait pas de s’abstenir, ont choisi de glisser un bulletin vierge dans l’urne, optant ainsi pour ce vote contestataire afin d’exprimer leur manque de confiance envers les candidats ou envers le système politique. Mais en pratique, cela veut dire que ces 13.000 personnes ont mathématiquement rendu plus difficile l’accès au Parlement, notamment aux nouveaux visages.

Ce vote blanc contestataire s’avère donc contreproductif dans le cas libanais. Voter blanc veut dire mettre la barre plus haut pour ceux qui souhaitent entrer au Parlement. Or les partis traditionnels libanais, bien ancrés dans le paysage politique, courent peu de risque de ne pas atteindre ce minimum requis et souhaitent par conséquent que le quotient électoral soit élevé afin que les listes concurrentes ne franchissent pas la première partie de l’équation. En revanche, les nouveaux groupes d’opposition qui tentent de percer peineront à s’imposer si le quotient électoral est élevé, car ils auront besoin d’un plus grand nombre de voix favorables. En d’autres termes, en glissant un vote blanc dans l’urne, les citoyens déçus par la mauvaise gouvernance de la classe politique qui est au pouvoir depuis plusieurs décennies seraient en train de faciliter la reconduction de celle-ci au pouvoir.

C’est justement pour cette raison que les Libanais contrariés par l’hétérogénéité de l’opposition devront impérativement se présenter aux urnes les 6, 8 et 15 mai et voter pour une liste s’ils espèrent voir un début de changement. Il faut absolument que leur vote soit utile et qu’il aille dans la bonne direction.