D’aucuns considèrent "l’extraordinaire" capacité du citoyen libanais à s’adapter aux crises et défis auxquels il fait face depuis une décennie et qui se sont aggravés dernièrement comme un fait notable, en comparaison avec d’autres populations. D’autres y voient plutôt un signe de soumission et de résignation face à la réalité, au lieu de s’insurger contre celle-ci pour reprendre le destin en main et rétablir le cours normal des choses.

Les cas et les exemples de crises que les Libanais ont dû gérer, notamment ces deux dernières années, sont pléthores. Chacune de ces crises aurait pu, à elle seule, déclencher un nouveau soulèvement ou une révolution à même de renverser les forces au pouvoir. De la même manière, l’écroulement de la monnaie locale imputable aux politiques financières et économiques erratiques ainsi qu’à la corruption endémique qui ont conduit à la faillite de l’État, aurait pu être le catalyseur d’une grande révolution qui balayera tout sur son passage. Il n’en fut rien. Bien au contraire. Les Libanais se sont désormais adaptés à leur amère réalité au point d’en rire et de danser sur le rythme des chansons qu’ils composent pour décrire leur situation. Parallèlement, une partie des Libanais se réjouit de la montée continue du taux de change du dollar, vu qu’ils reçoivent des dollars "frais" de l’étranger.

De même, il ne fait aucun doute que l’explosion du port de Beyrouth, l’une des plus grandes explosions non nucléaires des temps modernes, aurait dû constituer un point de départ pour renverser la table. Mais il n’en fut rien là aussi. La colère populaire a vite été absorbée par la capacité du pouvoir à étouffer l’enquête, voire la geler complètement, après les accusations de politisation du dossier dans le but d’écarter les accusations visant les forces au pouvoir.

L’exemple peut-être le plus frappant qui illustre à dessein l’habileté des Libanais à s’adapter à leur réalité, au lieu de chercher à la changer, est qu’un grand nombre de citoyens ont récemment recouru à l’énergie solaire comme alternative à l’électricité du Liban, qui fournit une ou deux heures d’alimentation par jour, ainsi qu’aux groupes électrogènes dont les prix ont augmenté pour atteindre des niveaux records que les Libanais ne peuvent plus se permettre. Malgré les prix onéreux des installations pour obtenir de l’énergie solaire, il n’en demeure pas moins qu’un grand nombre de Libanais ont équipé leurs toits de panneaux solaires afin d’accéder à l’électricité en toute autonomie.

La liste des cas et des exemples qui peuvent faire bondir les observateurs étrangers est longue. Alors que beaucoup s’attendent à ce que tout nouvel incident ou crise déclenche un soulèvement citoyen, ils s’étonnent de la capacité rapide des citoyens à rebondir et trouver des solutions au niveau individuel… Comme si les solutions au niveau de la région ou de la communauté ne convainquent plus les Libanais, toutes appartenances confondues.

Pour Mona Fayyad, professeur de psychologie à l’Université libanaise et militante politique, ce comportement est "normal", en ce sens que "lorsque nous sommes exposés à des conditions hors normes, nous sommes censés nous y adapter, mais cela ne veut pas dire pour autant que le résultat est normal", soulignant que "les Libanais sont mis au défi depuis 50 ans avec des circonstances qui les contraignent à s’adapter". Toutefois, le résultat est sans doute malsain et inadéquat pour le pays.

En outre, Mona Fayyad ajoute, dans son entretien avec Ici Beyrouth, que "finalement, on ne peut demander aux gens de se révolter alors que des armes sont pointées vers eux à tout moment". "Ce qui leur est demandé aujourd’hui, souligne Mme Fayyad, est d’exprimer leur mécontentement par tous les moyens à leur portée, notamment à travers les urnes. Les élections législatives constituent une occasion à saisir absolument. Sans compter qu’un peuple sous occupation ne peut pas se libérer sans le concours d’une aide extérieure."

Pour sa part, l’expert dans le domaine du développement local et de la gouvernance et maître de conférences à l’Institut des sciences sociales de l’Université libanaise, Semaan El-Bashwati, estime que "la réaction du citoyen libanais, appelée aujourd’hui adaptation, est une adaptation négative qui va à l’encontre du concept de flexibilité qui comprend la capacité d’adaptation, parallèlement à celle de trouver des solutions et d’avancer".

M. El-Bashwati explique que "l’adaptation négative résulte du rapport du citoyen avec la chose publique". "Il existe une défiance totale des Libanais à l’égard de l’administration publique en raison des politiques générales des gouvernements successifs, marquées par le clientélisme et cette relation de dépendance qui a maintenu le citoyen sous la coupe du dirigeant, souligne-t-il. Par conséquent, le citoyen privilégie le domaine privé au détriment de tout ce qui est public, que ce soit au niveau de l’éducation, la santé, ou même des loisirs (pas de plages publiques par exemple)".

Et d’ajouter à Ici Beyrouth : "Le citoyen ne semble aucunement enthousiaste à recourir aux administrations publiques, vu qu’il s’aperçoit qu’il ne peut effectuer ses démarches sans recourir aux pots-de-vin, et lorsqu’il est contraint de s’adresser à l’hôpital public ou à l’école publique, il se sent humilié."

Al-Bashwati souligne que "la relation tronquée avec la chose "publique" va de pair avec l’échec de la société libanaise à créer une conscience sociétale ou une mémoire collective unifiée. À ce titre, la responsabilité incombe à la société civile et aux associations qui n’ont pas su démontrer au citoyen leurs capacités à avoir des actions réussies sur lesquelles elles peuvent capitaliser pour reconstruire le concept général de société collective."

Al-Bashwati considère que "tout ce qui précède a fait que le citoyen n’est plus en quête de solutions collectives aux problèmes communs avec ses concitoyens, et se retrouve à rechercher des solutions individuelles et directes pour son salut." Al-Bashwati rappelle que beaucoup "sont surpris de voir que la population ne bat pas le pavé pour se soulever. De plus, quand les gens sont appelés à manifester et à protester, on ne voit que les mêmes personnes répondre à l’appel !" Il ajoute : "Les Libanais s’appuient sur des solutions personnelles directes parce qu’ils ne croient pas qu’il existe une autorité en mesure d’apporter une solution collective. En outre, la société civile ou les associations n’ont pas pu pérenniser le succès des initiatives entreprises afin qu’elles profitent à l’ensemble de la société et non exclusivement à des individus."