«Pourquoi les maronites ont-ils préservé leur héritage syriaque? Aurait-il été préservé par coïncidence? La Providence n’a-t-elle pas un rôle dans cette affaire?»
De leur siège patriarcal d’Ilige, à celui de Bkerké, en passant par Qanoubine, les patriarches maronites sont connus pour avoir longtemps milité pour la sauvegarde de leur liberté, de leur identité et de leur langue syriaque. Cette histoire de résistance culturelle a débuté avec la chute du comté de Tripoli (1289) qui avait accompagné la marche des Mamelouks sur la Qadisha (1283) et sur le Kesrouan (1305).
Le patriarche Estéphanos Douayhi.
Bien que turcophones, les Mamelouks qui ont occupé le Liban de la fin du XIIIe siècle jusqu’en 1516, ont instauré une administration arabophone sur la totalité de leur empire. Pour la première fois, nous apprend le patriarche Estéphanos Douayhi, les maronites ont commencé à donner à leurs enfants des prénoms arabes afin de les protéger des exactions et des assassinats. Il faut savoir que les campagnes militaires mamelouks contre le Liban se sont étalées sur une vingtaine d’années et ont été accompagnées d’un génocide prolongé qui a profondément marqué la population, provoquant un traumatisme collectif qui résonne parfois jusqu’à nos jours. Face aux dévastations des montagnes brûlées et entièrement dépeuplées, est apparue une sorte de refoulement de l’identité aux niveaux anthroponymique, parfois vestimentaire et, par la suite, linguistique.
Manuscrit maronite avec le texte syriaque dans la colonne de droite et sa traduction arabe dans la colonne de gauche. L’arabe est écrit en alphabet syriaque, comme l’exigent les Conciles.
Ce phénomène s’est paradoxalement accéléré avec la fin de l’époque mamelouk et le début de l’empire ottoman. Pourtant, ce dernier reconnaissait les différentes nations (millets) qui le composaient et tolérait leur présence sur son territoire. Avec la signature des Capitulations avec François Ier de France, les chrétiens bénéficiaient d’un minimum d’avantages qui ont évolué au Liban vers une forme de protection sous Louis XIV. La nomination des Khazen maronites au poste de consuls de France a accéléré le processus de repopulation et de reconstruction des villages méridionaux abandonnés sous les Mamelouks. Ce mouvement de populations vers le Sud s’est accompagné de modifications croissantes de l’idiome local qui, tout en gardant sa syntaxe syriaque, procédait à une arabisation progressive de son vocabulaire.
Manuel d’école libanaise, daté de 1913, pour l’enseignement du syriaque.
Pour les patriarches maronites, leur langue était l’expression de leur culture, de leur spiritualité, de leur foi et de leur identité, comme le formulait très clairement au XVIIe siècle le patriarche Estéphanos Douayhi. Il qualifiait sa langue syriaque de mystère, équivalent aux Mystères du christianisme. Ce qu’il entendait par là, c’est qu’aucune traduction ne pouvait remplacer l’original syriaque et exprimer le concept dans son entièreté. Car les mots ont une mémoire seconde et chaque culture établit une relation unique en son genre entre le signifiant et le signifié.
Lorsqu’au XVIIIe siècle le syriaque commençait à être sérieusement menacé, le Concile maronite de 1736 à Louaizé a dû interdire la traduction en arabe des livres liturgiques. Moins de dix ans plus tard, en 1744, le patriarche maronite Chémoun Awad convoquait un synode précisant qu’il était strictement interdit de traduire les livres maronites en arabe, sans une permission spéciale des autorités ecclésiastiques. Cette permission était accordée à deux conditions : le texte arabe devait être imprimé en lettres syriaques (ce qui est communément appelé garshouné) et en face de chaque texte garshouné, il était obligatoire de placer l’original syriaque. Tout manquement à ces directives était passible d’excommunication, précisait le synode.
Les choses devaient être prises très au sérieux à cette époque, lorsque les Melkites (grecs-catholiques) commençaient à perdre leur culture syriaque par le recours massif aux traductions arabes. Le patriarche maronite Chémoun Awad a dû réitérer les articles de 1744 lors d’un nouveau Concile tenu en 1755.
Le patriarche Tobia Khazen.
Et de nouveau, un an plus tard, le nouveau patriarche Tobia Khazen reprenait toutes ces clauses dans son concile de 1756. Plus récemment, le synode maronite de 2005 a ordonné la préservation et la renaissance de la langue et de la culture syriaques dans toutes les écoles et les universités. La clause numéro 10 énonce ce qui suit : «Le synode exhorte les établissements rattachés à l’Église maronite d'élaborer un plan pratique pour raviver cette langue… Les universités doivent œuvrer pour enseigner la langue et le patrimoine intellectuel et littéraire syriaque. Elles devront rassembler, publier, traduire ce patrimoine et l’intégrer dans les programmes académiques.»
Synode maronite de 2005 insistant sur l’enseignement du syriaque.
Le patriarche qui a le plus intensément lutté pour la préservation de la langue syriaque était Antonios Pierre Arida. Confronté aux défis du jeune État du Grand Liban qui venait d’adopter l’arabe comme langue nationale, il a exigé la préservation de la langue syriaque dans toutes les écoles chrétiennes. Rédigée par le père Raphaël Bar Armalet, sa lettre datée du 25 juin 1946 exprimait sa vision du Liban moderne. La confrontation du patriarche avec le chef de l’État Béchara el-Khoury (qu’il finit par excommunier), lui valut d’être ostracisé localement et isolé par le Vatican. L’enseignement de la langue et de l’histoire a été aussitôt remplacé par un nouveau programme officiel. Avec le départ à la retraite des derniers professeurs de syriaque dans les années 60, les écoles de montagne ont cessé définitivement l’enseignement de cette langue. Vers cette même période, la messe maronite a dû être traduite en arabe, les paroissiens n’étant plus capables de lire le syriaque, pourtant très semblable à leur idiome parlé.
Le patriarche Antonios II Pierre Arida, 1932-1955.
Les dernières générations à avoir reçu leur formation scolaire en syriaque sont cependant restées imprégnées par cette culture qui s’est reflétée dans leurs œuvres artistiques et littéraires. Saliba Douayhi y a fondé le principe de sa peinture abstraite entièrement structurée autour de la graphie syriaque. Gebran Kahlil Gebran l’évoquait sporadiquement comme dans sa lettre à Mary Haskel, lorsqu’il écrivait que «la Bible est de la littérature syriaque exprimée en anglais».
Lettre de Raphaël Bar Armalet au patriarche Antonios Arida, en préface d’un livre pour l’enseignement du syriaque.
Ce n’est pas un maronite, mais un philosophe grec-orthodoxe qui a été le dernier à soulever l’importance de la langue syriaque pour le Liban et la dangerosité de sa disparition. Ainsi, Charles Malek y a vu, comme Rémy de Gourmont, Johann Von Herder ou Milan Kundera, «la première étape de la liquidation d’un peuple». Entre 1974 et 1980, dans ses Deux lettres aux maronites, il soulignait sans détour: «Qui est plus digne que les maronites pour respecter, honorer, étudier et perpétuer la langue syriaque?» Il les en rendait principalement responsables, avant de souligner que «cela est vivant dans leur quintessence».
Charles Malek a été jusqu’à associer cet héritage linguistique à la raison d’être du Liban et à sa mission dans cette région du monde. Après avoir présenté la langue comme «le phénomène le plus significatif des civilisations» qui «détermine les racines et le patrimoine», il renouait avec les philosophes allemands du XIXe siècle, pour y fonder le sens de l’existence. «Pourquoi les maronites ont-ils préservé leur héritage syriaque? Aurait-il été préservé par coïncidence?» s’est-il demandé, avant d’ajouter: «La Providence n’a-t-elle pas un rôle dans cette affaire?»
Charles Malek
De leur siège patriarcal d’Ilige, à celui de Bkerké, en passant par Qanoubine, les patriarches maronites sont connus pour avoir longtemps milité pour la sauvegarde de leur liberté, de leur identité et de leur langue syriaque. Cette histoire de résistance culturelle a débuté avec la chute du comté de Tripoli (1289) qui avait accompagné la marche des Mamelouks sur la Qadisha (1283) et sur le Kesrouan (1305).
Le patriarche Estéphanos Douayhi.
Bien que turcophones, les Mamelouks qui ont occupé le Liban de la fin du XIIIe siècle jusqu’en 1516, ont instauré une administration arabophone sur la totalité de leur empire. Pour la première fois, nous apprend le patriarche Estéphanos Douayhi, les maronites ont commencé à donner à leurs enfants des prénoms arabes afin de les protéger des exactions et des assassinats. Il faut savoir que les campagnes militaires mamelouks contre le Liban se sont étalées sur une vingtaine d’années et ont été accompagnées d’un génocide prolongé qui a profondément marqué la population, provoquant un traumatisme collectif qui résonne parfois jusqu’à nos jours. Face aux dévastations des montagnes brûlées et entièrement dépeuplées, est apparue une sorte de refoulement de l’identité aux niveaux anthroponymique, parfois vestimentaire et, par la suite, linguistique.
Manuscrit maronite avec le texte syriaque dans la colonne de droite et sa traduction arabe dans la colonne de gauche. L’arabe est écrit en alphabet syriaque, comme l’exigent les Conciles.
Ce phénomène s’est paradoxalement accéléré avec la fin de l’époque mamelouk et le début de l’empire ottoman. Pourtant, ce dernier reconnaissait les différentes nations (millets) qui le composaient et tolérait leur présence sur son territoire. Avec la signature des Capitulations avec François Ier de France, les chrétiens bénéficiaient d’un minimum d’avantages qui ont évolué au Liban vers une forme de protection sous Louis XIV. La nomination des Khazen maronites au poste de consuls de France a accéléré le processus de repopulation et de reconstruction des villages méridionaux abandonnés sous les Mamelouks. Ce mouvement de populations vers le Sud s’est accompagné de modifications croissantes de l’idiome local qui, tout en gardant sa syntaxe syriaque, procédait à une arabisation progressive de son vocabulaire.
Manuel d’école libanaise, daté de 1913, pour l’enseignement du syriaque.
Pour les patriarches maronites, leur langue était l’expression de leur culture, de leur spiritualité, de leur foi et de leur identité, comme le formulait très clairement au XVIIe siècle le patriarche Estéphanos Douayhi. Il qualifiait sa langue syriaque de mystère, équivalent aux Mystères du christianisme. Ce qu’il entendait par là, c’est qu’aucune traduction ne pouvait remplacer l’original syriaque et exprimer le concept dans son entièreté. Car les mots ont une mémoire seconde et chaque culture établit une relation unique en son genre entre le signifiant et le signifié.
Lorsqu’au XVIIIe siècle le syriaque commençait à être sérieusement menacé, le Concile maronite de 1736 à Louaizé a dû interdire la traduction en arabe des livres liturgiques. Moins de dix ans plus tard, en 1744, le patriarche maronite Chémoun Awad convoquait un synode précisant qu’il était strictement interdit de traduire les livres maronites en arabe, sans une permission spéciale des autorités ecclésiastiques. Cette permission était accordée à deux conditions : le texte arabe devait être imprimé en lettres syriaques (ce qui est communément appelé garshouné) et en face de chaque texte garshouné, il était obligatoire de placer l’original syriaque. Tout manquement à ces directives était passible d’excommunication, précisait le synode.
Les choses devaient être prises très au sérieux à cette époque, lorsque les Melkites (grecs-catholiques) commençaient à perdre leur culture syriaque par le recours massif aux traductions arabes. Le patriarche maronite Chémoun Awad a dû réitérer les articles de 1744 lors d’un nouveau Concile tenu en 1755.
Le patriarche Tobia Khazen.
Et de nouveau, un an plus tard, le nouveau patriarche Tobia Khazen reprenait toutes ces clauses dans son concile de 1756. Plus récemment, le synode maronite de 2005 a ordonné la préservation et la renaissance de la langue et de la culture syriaques dans toutes les écoles et les universités. La clause numéro 10 énonce ce qui suit : «Le synode exhorte les établissements rattachés à l’Église maronite d'élaborer un plan pratique pour raviver cette langue… Les universités doivent œuvrer pour enseigner la langue et le patrimoine intellectuel et littéraire syriaque. Elles devront rassembler, publier, traduire ce patrimoine et l’intégrer dans les programmes académiques.»
Synode maronite de 2005 insistant sur l’enseignement du syriaque.
Le patriarche qui a le plus intensément lutté pour la préservation de la langue syriaque était Antonios Pierre Arida. Confronté aux défis du jeune État du Grand Liban qui venait d’adopter l’arabe comme langue nationale, il a exigé la préservation de la langue syriaque dans toutes les écoles chrétiennes. Rédigée par le père Raphaël Bar Armalet, sa lettre datée du 25 juin 1946 exprimait sa vision du Liban moderne. La confrontation du patriarche avec le chef de l’État Béchara el-Khoury (qu’il finit par excommunier), lui valut d’être ostracisé localement et isolé par le Vatican. L’enseignement de la langue et de l’histoire a été aussitôt remplacé par un nouveau programme officiel. Avec le départ à la retraite des derniers professeurs de syriaque dans les années 60, les écoles de montagne ont cessé définitivement l’enseignement de cette langue. Vers cette même période, la messe maronite a dû être traduite en arabe, les paroissiens n’étant plus capables de lire le syriaque, pourtant très semblable à leur idiome parlé.
Le patriarche Antonios II Pierre Arida, 1932-1955.
Les dernières générations à avoir reçu leur formation scolaire en syriaque sont cependant restées imprégnées par cette culture qui s’est reflétée dans leurs œuvres artistiques et littéraires. Saliba Douayhi y a fondé le principe de sa peinture abstraite entièrement structurée autour de la graphie syriaque. Gebran Kahlil Gebran l’évoquait sporadiquement comme dans sa lettre à Mary Haskel, lorsqu’il écrivait que «la Bible est de la littérature syriaque exprimée en anglais».
Lettre de Raphaël Bar Armalet au patriarche Antonios Arida, en préface d’un livre pour l’enseignement du syriaque.
Ce n’est pas un maronite, mais un philosophe grec-orthodoxe qui a été le dernier à soulever l’importance de la langue syriaque pour le Liban et la dangerosité de sa disparition. Ainsi, Charles Malek y a vu, comme Rémy de Gourmont, Johann Von Herder ou Milan Kundera, «la première étape de la liquidation d’un peuple». Entre 1974 et 1980, dans ses Deux lettres aux maronites, il soulignait sans détour: «Qui est plus digne que les maronites pour respecter, honorer, étudier et perpétuer la langue syriaque?» Il les en rendait principalement responsables, avant de souligner que «cela est vivant dans leur quintessence».
Charles Malek a été jusqu’à associer cet héritage linguistique à la raison d’être du Liban et à sa mission dans cette région du monde. Après avoir présenté la langue comme «le phénomène le plus significatif des civilisations» qui «détermine les racines et le patrimoine», il renouait avec les philosophes allemands du XIXe siècle, pour y fonder le sens de l’existence. «Pourquoi les maronites ont-ils préservé leur héritage syriaque? Aurait-il été préservé par coïncidence?» s’est-il demandé, avant d’ajouter: «La Providence n’a-t-elle pas un rôle dans cette affaire?»
Lire aussi
Commentaires