De l’enfantillage politique: c’est en ces termes qu’un activiste impliqué dans le mouvement de contestation d’octobre 2019 a décrit l’attitude de certains députés "contestataires" au cours de la séance parlementaire du 31 mai qui était consacrée à l’élection du président, du vice-président et des membres du bureau de la Chambre. Ces nouveaux élus vociféraient en effet dans la rue, il y a quelques mois, pour stigmatiser la classe politique, et lorsqu’il a fallu passer à l’acte, aux choses sérieuses, ils ont voté au Parlement pour ceux-là mêmes qu’ils dénonçaient en lançant toutes sortes de projectiles en direction de la Place de l’Étoile!

Ce comportement reflète malencontreusement une spécificité qui caractérise certains Libanais: l’égocentrisme poussé à l’extrême; le manque de vision stratégique; l’adoption de positions fondées sur les petits calculs partisans et personnels… En clair, le manque de discernement et de sens des responsabilités dans la perception des affaires nationales. L’attitude de certaines factions lors des élections législatives de mai l’a bien mis en évidence. A l’instar d’ailleurs, sur un tout autre plan, de plusieurs universitaires, experts ou même commis de l’État, actuels ou anciens.

Un colloque sur la crise financière organisé mardi soir au campus de la rue Huvelin par la faculté de droit et des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph a illustré cette amère constatation. Certains intervenants ont en effet limité, une fois de plus, leur analyse de la situation au seul volet financier en rejetant la responsabilité de l’effondrement actuel sur le seul secteur bancaire, et en occultant totalement le volet politique, en l’occurrence le rôle du Hezbollah.

Cette insistance à jeter l’anathème sur les banques finit par faire planer quelques soupçons sur les véritables raisons d’une telle obstination: opportunisme professionnel? Magouilles financières? Comment expliquer autrement que l’on puisse tenir en substance ce langage: Il est vrai que l’État s’est endetté auprès des banques; les montants ont été, certes, détournés et dilapidés, mais l’État n’est pas en mesure de rembourser pour couvrir le déficit public ainsi créé, il faut que les banques et les déposants (donc ceux qui ont prêté l’argent) paient!

Il ne faut pas être Thomas Piketty pour admettre que si une personne emprunte un montant déterminé, elle ne peut pas logiquement, si l’argent s’est mystérieusement envolé, contraindre son créancier à vendre ses biens pour couvrir le déficit provoqué par la dilapidation du montant qu’il avait prêté à celui-là même qui a détourné les fonds!

D’aucuns soutiennent que l’erreur des banques (et de la BDL) a été de prêter à l’État. C’est feindre toutefois d’oublier qu’en 2014, le président de l’Association des banques, François Bassil, avait précisément souligné que le secteur bancaire ne pouvait plus prêter à l’État. Il avait été cependant soumis à l’époque à toute sorte de pressions et de menaces à peine voilées, pour le contraindre de faire marche arrière.

Ceux qui s’obstinent à faire assumer au seul sectaire bancaire la responsabilité de l’effondrement actuel ignorent sans doute que lors de l’approbation de la nouvelle échelle des salaires dans le secteur public – l’une des principales causes du large déficit du Trésor – le gouverneur de la BDL avait réclamé avec insistance que cette nouvelle échelle des salaires soit échelonnée sur trois ans. En vain…

Les magouilleurs financiers de la République auraient-ils oublié qu’une poignée "d’experts " (en feraient-il partie, d’ailleurs ?) ont poussé le gouvernement de Hassan Diab, pour une mystérieuse raison – pas si mystérieuse que cela, en fait – à déclarer le Liban en cessation de paiement, avec les retombées financières catastrophiques qu’une telle décision a entraînées. Ils feignent surtout d’ignorer que depuis 2005, le Hezbollah a multiplié de manière continue et soutenue de multiples actions et attitudes belliqueuses dont l’effet a été d’inhiber gravement l’État, d’assécher les investissements et les transferts de l’étranger, et d’isoler le Liban sur le double plan arabe et international. Les conséquences sur la balance des paiements, et donc sur les réserves en devises de la BDL (du fait que le pays est surtout importateur) ne sont pas difficiles à cerner.

Ces mêmes magouilleurs de la République oublient que c’est le Hezbollah qui a assuré une couverture efficace, non seulement à la corruption rampante, mais surtout à l’affairisme galopant de ceux qui se sont placés sous l’ombrelle du parti pro-iranien. Ils occultent en outre l’impact sur les réserves de la BDL de la contrebande à grande échelle de carburant, de blé et de médicaments, subventionnés largement par l’État mais qui étaient acheminés en Syrie sous la protection du Hezbollah.

La solution? D’abord, l’application de réformes efficaces (dont la mise sur pied de l’autorité de régulation du secteur de l’électricité), l’accélération des négociations sur l’exploitation des ressources pétrolières et gazières, et la création d’un Fonds souverain qui regrouperait tous les actifs de l’État, qui resteraient propriété du gouvernement mais qui seraient gérés par les secteurs public et privé de manière à rembourser progressivement la dette publique. Autant de mesures qui ne sauraient voir le jour tant que le Hezbollah demeure ce qu’il est aujourd’hui, l’instrument régional privilégié des pasdarans iraniens.

D’aucuns contestent l’idée de fonds souverain sous prétexte que les biens de l’État appartiennent à tout le peuple libanais, plus particulièrement aux générations montantes. Mais c’est oublier que c’est précisément le peuple libanais dans son ensemble qui pâtit aujourd’hui de la crise financière et bancaire qui se manifeste dans tous les aspects de la vie quotidienne. Quant aux générations montantes, c’est précisément cette même crise qui les pousse à prendre le chemin de l’émigration.

Notre propos dans ce contexte global n’est pas de se faire le porte-étendard de la défense du secteur bancaire, mais de dénoncer les attitudes dont l’aboutissement objectif est de déplacer et d’occulter le problème fondamental auquel est confronté le pays – la spoliation quotidienne de la souveraineté – et de faire le jeu d’un parti dont le seul souci est de servir un projet expansionniste transnational.

Entre les "électrons libres" parlementaires qui ont soutenu le 31 mai à la Chambre ceux-là mêmes qu’ils stigmatisaient dans la rue, et les magouilleurs financiers de la République qui s’emploient à détruire le secteur bancaire – source, selon eux, de tous les maux du Liban – l’action déstabilisatrice du Hezbollah se trouve sensiblement facilitée.

Par manque de maturité politique ou de sens de responsabilité nationale, les électrons libres parlementaires et les magouilleurs financiers contribuent objectivement à détruire l’image libérale du Liban et à mettre en péril les fondements de son fragile équilibre et de son pluralisme sociocommunautaire.