Lorsque des dossiers nationaux et stratégiques sont traités avec légèreté, tirer la sonnette d’alarme devient impérieux. Cette légèreté a malheureusement caractérisé au fil des années la politique du mandat présidentiel qui touche à sa fin, ce qui a eu des effets extrêmement négatifs sur la situation interne au Liban sous tous ses aspects. Le sexennat s’est ainsi montré parfaitement incapable de freiner l’effondrement financier et économique sans précédent au Liban. Il s’est laissé entraîner dans des politiques et des calculs politiciens servant essentiellement des intérêts partisans au moment où le pays s’enfonçait dans la crise, avec un taux d’émigration et une dépréciation sans précédent de la monnaie nationale… pour ne citer que cela.

Aujourd’hui, le Liban a rendez-vous avec un dossier crucial pour son avenir, celui de la prospection gazière offshore dont la gestion a été également marquée par un cafouillage officiel qui risque de faire perdre au Liban une chance inespérée. Dans ce contexte, la démarcation des frontières maritimes méridionales avec Israël constitue un enjeu national stratégique.

Le Liban a mis une dizaine d’années pour parvenir à un accord-cadre qui permette des négociations sans équivoque avec Tel Aviv, reposant sur des droits clairs et précis, mais voilà que le nœud gordien des "prérogatives" s’invite de nouveau dans ce dossier, à partir du moment où une reprise des pourparlers semble se concrétiser. Le président de la République a en effet saisi la balle au bond pour rappeler qu’il lui appartient, seul, conformément à la Constitution, de mener les négociations relatives à des traités internationaux.

Qu’à cela ne tienne. La question des prérogatives obsède le président et son gendre, le chef du CPL, Gebran Bassil, depuis des années. Ils prennent plaisir à ce jeu qui leur permet de mobiliser leur base populaire en jouant en particulier sur la fibre communautaire et sectaire. Les récentes élections législatives ont bien démontré d’ailleurs que ce levier est toujours d’actualité pour le courant présidentiel dans certaines régions, malgré les revers qu’il a essuyés dans d’autres.

Or, aujourd’hui, ce n’est pas une question de prérogatives, donc de forme, qui est en jeu, et elle ne peut plus l’être au moment où le sort du pays est en jeu. L’attention des Libanais ne peut plus être détournée de l’essentiel, surtout à un moment où leur richesse nationale peut être gaspillée, spoliée ou pillée. Une telle manœuvre relève encore une fois de la légèreté politique, aux résultats dévastateurs à plus d’un titre.

Ce qui est en jeu aujourd’hui et ce qui prime, ce sont les ressources maritimes libanaises et la lutte contre toute atteinte à la souveraineté nationale, sans pour autant se laisser entraîner vers une guerre régionale qui plongerait le pays davantage dans l’abîme où il a été poussé et accentuerait les drames humains, économiques et sociaux. Ce qui prime, c’est une gestion de ce dossier qui repose sur un véritable sens des responsabilités nationales, loin des calculs sectaires étroits auxquels le président de la République et son équipe peuvent recourir pour obtenir une levée des sanctions américaines imposées à son gendre.

Car, il faut le rappeler, la rumeur avait couru en février dernier sur des concessions faites dans ce dossier par le chef de l’État, afin d’obtenir de Washington la levée de ces sanctions, lorsque le président Aoun avait pris le contre-pied de la position que défendait la délégation officielle libanaise aux négociations indirectes avec Israël sur la démarcation des frontières. Celle-ci négociait sur base de la ligne 29, à la demande d’ailleurs du chef de l’Etat, alors que l’accord-cadre prévoyait la ligne 23 comme ligne de négociations. Michel Aoun avait donc créé la surprise en février en acceptant une proposition du médiateur américain Amos Hoschstein relative à des pourparlers autour d’une ligne sinueuse prenant pour point de départ la 23, provoquant un tollé dans le pays. Il devait ensuite faire volte-face, mais sans jamais signer l’amendement du décret 6433 que le Liban est censé envoyer aux Nations unies pour confirmer son droit à la ligne 29.

Les craintes de concessions ressurgissent aujourd’hui alors qu’Amos Hochstein est attendu dans le pays. Serait-il cependant permis de lier l’intérêt de toute une nation, et pour les générations à venir, à l’intérêt personnel et politique d’une seule personne? De lui permettre de contrôler les richesses nationales qui peuvent apporter une solution aux crises multidimensionnelles qui secouent le Liban en le hissant au rang de pays producteur de pétrole et en lui assurant ainsi de recouvrer une position de choix au Moyen-Orient?

Chypre, l’Égypte et Israël ont déjà tiré profit de leurs ressources maritimes, ce qui a engendré chez eux des transformations structurelles majeures sur les plans politique et économique et en matière de productivité. Le Liban, quant à lui, s’illustre par une gestion absurde de l’ensemble des dossiers cruciaux pour lui, et plus particulièrement celui de la démarcation des frontières maritimes.

Il n’a pas réussi à délimiter ses frontières avec la Syrie, et la question des fermes de Chebaa et de leur appartenance continue d’être instrumentalisée et de faire l’objet de débats et de controverses sans fin.  Et pour cause: Elle permet de justifier notamment le maintien des armes illégales hors du cadre des institutions officielles, et de torpiller toute tentative sérieuse d’entente sur un plan de défense nationale qui doterait le Liban des moyens de protéger sa souveraineté et de préserver son indépendance.

Tout cela pour dire que si les approches tordues et aberrantes du dossier sensible des ressources maritimes se poursuivent, soit le pays sera entraîné dans une guerre absurde, soit il manquera ce momentum politique et gaspillera une chance historique.