La récente affaire du Coran profané en Suède a remis sous le feu des projecteurs le courant du leader souverainiste Moqtada al-Sadr. Celui-ci montre ainsi qu’il conserve une force de mobilisation non négligeable face aux factions pro-Iran. Dans un pays affaibli par les manœuvres de Téhéran, retour sur les dynamiques façonnant la fracturation de la communauté chiite, la plus nombreuse du pays, en deux camps politiques.

Le 21 juillet 2023, les partisans de l’influent leader religieux Moqtada al-Sadr descendaient dans les rues de Bagdad à l’appel de ce dernier. En cause: le piétinement d’un exemplaire du Coran, la veille, par un réfugié irakien à Stockholm.

Au-delà du cadre de l’affaire du Coran profané, cette sortie des partisans sadristes possède une autre signification. En effet, une telle démonstration de force permet de montrer que M. al-Sadr possède toujours une formidable capacité de mobilisation, malgré son retrait de la vie politique irakienne.

Des partisans du religieux chiite irakien Moqtada al-Sadr brandissent son portrait et celui de son défunt père, le grand ayatollah Mohammed Sadeq al-Sadr, ainsi que des exemplaires du Coran et des drapeaux irakiens lors d’un rassemblement dénonçant l’incendie du Coran en Suède, dans la banlieue de Sadr City, à Bagdad, le 21 juillet 2023. (Photo Murtaja LATEEF / AFP)

Pour rappel, le 13 octobre 2022, les députés irakiens élisaient Abdel Latif Rachid à la présidence de la République, après plusieurs mois de blocage politique et un scrutin par trois fois reporté. Le jour même, celui-ci chargeait Mohammed Chia al-Soudani de former un gouvernement.

Le nouveau pouvoir ainsi formé entérine la prise de contrôle par les factions politiques liées au Cadre de coordination des Hachd al-Chaabi, les fameuses unités de mobilisation populaires soutenues par l’Iran. Celles-ci avaient notamment pu profiter de la démission des députés liés à Moqtada al-Sadr, qui se présentait alors comme la figure du mouvement souverainiste.

Confessionnalisme à l’irakienne

Les difficultés liées à l’obtention d’un consensus autour du pouvoir s’expliquent notamment par la complexité du système politique irakien mis en place en 2005, après la chute de Saddam Hussein. L’Irak repose sur une organisation confessionnelle, en miroir de l’organisation libanaise. Ainsi, la présidence échoit à un Kurde, le poste de Premier ministre à un chiite, et celui de président du Parlement à un sunnite. Comme au Liban, cela nécessite donc de former de complexes alliances et un consensus permanent pour former un gouvernement.

Le plus important de ces postes reste, de loin, celui de Premier ministre, qui concentre l’essentiel du pouvoir exécutif. C’est pourquoi les enjeux tournant autour de sa nomination provoquent régulièrement des tensions dégénérant en affrontements au sein de la communauté chiite irakienne, la plus nombreuse du pays.

(De gauche à droite) Le président de la République d’Irak Abdud Latif Rashid, le Premier ministre Mohammed Chia al-Soudani et le président du Conseil des représentants (Parlement) Mohamed al-Halbousi, en poste depuis octobre 2022. (Photo AFP / Wikimedia Commons / Presidential Press and Information Office’s of Azerbaijan / Tasnim)

En effet, pour reprendre les mots de Adel Bakawan, directeur du Centre Français de Recherche sur l’Irak (CFRI), il ne faut pas " considérer la communauté chiite irakienne comme un groupe homogène ". Politiquement parlant, cela se traduit par une polarisation extrêmement forte du champ politique, entre souverainistes et pro-iraniens, depuis l’invasion américaine de 2003. Pour comprendre cet antagonisme et le rôle joué par Téhéran, il faut remonter dans l’histoire aux évolutions des communautés chiites irakiennes depuis la fin de l’Empire Ottoman.

Des communautés marginalisées

L’histoire des communautés chiites en Irak est caractérisée par une marginalisation constante jusqu’en 2003. Sous l’Empire Ottoman, celles-ci étaient déjà vues au mieux comme de potentiels relais du rival que constituait alors l’Empire Perse, chiite, au pire comme des apostats par le pouvoir sunnite. Toutefois, si elles sont marginalisées, elles n’en restent pas moins politiquement actives. Ainsi, le mouvement constitutionnaliste dans l’Empire Ottoman est localement marqué par l’activisme de personnalités chiites, grâce aux relais des idées d’Iran que constituent les villes saintes de Najaf et Kerbala.

Ce militantisme politique gagne en importance sous le mandat britannique. En effet, ceux-ci s’appuyèrent sur une élite sunnite pour administrer la région. S’estimant lésés, les responsables religieux chiites prennent la tête de la lutte anticoloniale. Ceci entraîne une réponse musclée de l’occupant qui affaiblit durablement le clergé local. Dès lors, les idéaux laïcs et socialistes l’emportent sur le leadership religieux.

L’avènement d’un Irak indépendant en 1932 ne modifie pas le rapport de force. La révolution de 1958, qui balaye le pouvoir monarchique, suscite de réels espoirs. Mais la politique répressive du parti Ba’ath à l’encontre des communautés chiites déçoit rapidement ces derniers.

Socialisme contre Islamisme

La fin des années 1960 voit donc un retour en force du chiisme politique à Kerbala et Najaf. La figure de Muhammad Sadeq al-Sadr y occupe une place centrale. Celui-ci n’est autre que le père de Moqtada, mais également le cousin du grand ayatollah Mohammed Baqir al-Sadr et de l’Imam Moussa Sadr, fondateur du Mouvement Amal au Liban.

Photographie non datée de l’Ayatollah Muhammad Sadeq al-Sadr, le père de Moqtada. (Wikimedia Commons)

La révolution islamique de 1979 en Iran soulève de nouveau des espoirs dans les milieux chiites irakiens. Certains responsables religieux comme al-Sadr vont jusqu’à défier ouvertement le régime de Saddam Hussein. Néanmoins, la guerre entre l’Iran et l’Irak vient doucher ces espoirs et voit la politique de répression se renforcer significativement, le régime stigmatisant les chiites comme une potentielle cinquième colonne: déportations et enrôlements forcés deviennent le quotidien de cette communauté.

Il en va de même à l’issue de la défaite de 1991, où les soulèvements chiites se soldèrent par un massacre dont les estimations varient de 100.000 à 300.000 morts. La répression se poursuivit jusqu’en 1999, où, au terme d’une seconde révolte, Muhammad Sadeq al-Sadr finit assassiné par le régime baasiste.

Après 2003 : essor de deux courants politiques

Les chiites arrivent au pouvoir en 2003, dans le sillage de la chute de Saddam Hussein. En 2005, l’actuelle constitution est approuvée par référendum. Le régime confessionnel qui en résulte instaure, pour la première fois, la domination de cette communauté jusqu’à présent opprimée en Irak.

Si cette prévalence a pu voir le jour, c’est avant tout grâce au double soutien de l’occupant américain et, surtout, de l’Iran. En effet, la République Islamique voit l’invasion de 2003 comme une aubaine. Non seulement l’un de ses pires adversaires disparaît, mais le chaos qui en résulte permet à cette dernière de pouvoir désormais avancer ses pions impunément en Irak.

Pour Téhéran, l’objectif est double: étendre son influence sur les communautés chiites irakiennes et le pays en plaçant ses relais au pouvoir, à l’image du Hezbollah au Liban. Par ce biais, cela lui permettrait d’établir une continuité territoriale avec la Syrie et le Pays du Cèdre. C’est le fameux " arc chiite ", qui permet à l’Iran de gagner indirectement un accès à la Méditerranée. Mais il s’agit aussi d’affaiblir durablement le pouvoir irakien, et ainsi éviter une nouvelle guerre dévastatrice.  La fracturation du pouvoir entre de multiples milices va grandement faciliter son œuvre.

Parallèlement, un autre courant se développe après 2003. Davantage partisand’un Irak souverainiste, celui-ci s’articule autour de la charismatique et impétueuse personnalité de Moqtada al-Sadr. Devenant rapidement la principale force politique chiite, la mouvance sadriste commence d’affronter militairement les autres acteurs de la communauté.

Ceux-ci s’en prennent même à la figure de l’ayatollah Ali al-Sistani, l’une des figures les plus importantes du monde chiite, jugé trop proche de Téhéran. Si al-Sadr propose une alternative au projet iranien, son mouvement reste beaucoup trop centré sur l’héritage laissé par son père. D’autre part, il prend parfois des accents populistes, voire radicaux, notamment sur le plan religieux.

Des combattants du Hachd al-Chaabi, anciens paramilitaires intégrés aux forces irakiennes, portent des drapeaux nationaux et un portrait du grand ayatollah Ali al-Sistani, le plus haut dignitaire religieux chiite de leur pays, alors qu’ils participent à un défilé marquant le 9e anniversaire de leur fondation, dans la région d’al-Hadar, au nord de l’Irak, le 22 juin 2023. (Photo Zaid AL-OBEIDI / AFP)
L’influence iranienne s’enracine

Durant l’occupation américaine, l’influence iranienne prend racine dans le sud du pays. L’artisan de cette stratégie n’est autre que Qassem Soleimani. Celui-ci dirige depuis 1997 la force al-Qods, dédiée aux opérations extérieures du Corps des Gardiens de la Révolution Islamique, ou Pasdaran. Le soutien aux milices irakiennes entre dans son plan d’influence régional, au même titre qu’au Liban, en Syrie et en Palestine, en mobilisant les minorités chiites locales.

Le travail de Soleimani prend corps à partir d’un noyau de groupes armés depuis les années 1970. C’est notamment le cas des Brigades Badr et du Conseil suprême pour la Révolution islamique en Irak. D’une part, certaines personnalités issues de ces groupes obtiennent des postes à responsabilité au sein des forces de sécurité. De l’autre, ceux-ci continuent d’occuper de larges pans de territoire dans le sud de l’Irak. Cela contribue à entretenir le chaos à l’échelle nationale.

Mais c’est à partir du retrait américain que la main de la République Islamique resserre son étreinte sur l’Irak. En effet, les milices chiites pro-iraniennes intègrent progressivement l’appareil sécuritaire irakien. Le Premier ministre d’alors, Nouri al-Maliki, mène cette manœuvre politique afin d’affaiblir ses adversaires politiques. Celui-ci vise particulièrement le courant sadriste, tout en opérant un rapprochement avec Téhéran.

En 2014, tandis que Daech est aux portes de Bagdad, l’ayatollah Sistani lance une fatwa appelant au Jihad contre le groupe terroriste. Des centaines de milliers d’Irakiens chiites rejoignent les rangs des milices. Celles-ci sont rapidement réorganisées pour devenir le fameux Hachd al-Chaabi. Parmi elles, une majorité entretient des liens avec l’Iran. À partir de ce moment, Téhéran bénéficie désormais d’une force paramilitaire à ses ordres sur le territoire irakien. Leur action contre l’État Islamique va assurer durant un temps l’influence iranienne sur les chiites irakiens, sans pour autant la pérenniser dans la durée.

Miliciens affiliés au Hachd al-Chaabi paradant sur un char de combat, lors de la libération de Falloujah, tenue par Daech, par l’armée irakienne assistée de ces derniers, en 2016. (Wikimedia Commons)
Rejet des élites et de l’influence iranienne

En octobre 2019, un mouvement de contestation à l’ampleur sans précédent prend forme en Irak. Toutes les communautés descendent dans la rue. Si chacune d’entre elles attaque d’abord ses propres élites, toutes manifestent pour exprimer un épuisement généralisé vis-à-vis du système.

Parmi les principales revendications, on retrouve la fin du système confessionnel, de la corruption et du clientélisme. Un partage des richesses plus égalitaire, notamment en ce qui concerne la manne des hydrocarbures, est aussi demandé. Fait notable, les manifestants prennent pour cible les dignitaires religieux. C’est notamment le cas de al-Sistani, qui tente alors de se rapprocher du mouvement en appelant à la démission du premier ministre, Adel Abdel Mahdi.

En filigrane, on attaque les influences étrangères, surtout iranienne. Celle-ci est explicitement pointée du doigt comme responsable de tous les maux des Irakiens.

Moqtada al-Sadr va toutefois chercher à récupérer le mouvement à sa cause, en appelant à des élections anticipées. Sa tentative est un échec: en raison du poids des traditions religieuses, les manifestants prennent aussi pour cible ses partisans. Il finit donc par rejoindre la rhétorique des autres religieux.

Un manifestant agitant un drapeau irakien à Bagdad, lors de la révolution d’Octobre 2019. (Wikimedia Commons)

La contestation obtient la démission du Premier ministre en place, jugé proche de l’Iran. Le prix est élevé: plus de 600 morts et 25 000 blessés. En cause: les milices, notamment les Hachd al-Chaabi, cherchèrent à assurer la protection du régime en place en tirant à balles réelles sur les manifestants. Les milices sadristes ont, eux aussi, participé à la répression.

Malgré une réponse violente, les manifestations se poursuivirent même durant la pandémie de Covid-19. Les conséquences sur la politique irakienne vont se faire ressentir jusqu’aux élections d’octobre 2022, avec une désillusion généralisée des Irakiens pour les processus démocratiques. Cela se traduit par une abstention record et l’émergence d’une possible troisième voie.

Le tour de force sadriste

La chute du gouvernement Mahdi entraîne la tenue de législatives anticipées en 2021. La coalition emmenée par le mouvement sadriste sort gagnante, les mouvements pro-iraniens marquant le pas. L’abstention demeure toutefois très importante, à hauteur de 60% pour l’ensemble du pays.

Composition du parlement irakien après les législatives anticipées du 10 octobre dont les résultats définitifs ont été publiés le 30 novembre. Les alliés du courant Sadriste sont le Parti démocratique du Kurdistan et le mouvement Taqadom. (AFP)

Toutefois, la victoire sadriste ne dure pas longtemps. Souhaitant gouverner en se reposant sur sa seule majorité, il est dans l’incapacité de former un gouvernement, faute de quorum. En effet, la forme de l’État irakien nécessite d’effectuer des compromis avec l’ensemble des formations, à l’image du système libanais. Bien que les populations chiites adhèrent désormais en majorité aux tendances souverainistes, l’influence de Téhéran sur les structures politiques empêche donc d’opérer des changements significatifs.

L’incapacité d’al-Sadr de former un gouvernement débouche sur une crise politique. Celle-ci culmine avec la démission de son bloc de députés en juillet 2022, pour ensuite réclamer la dissolution du Parlement. Sa demande restante lettre morte, il annonce son retrait de la vie politique le mois suivant.

L’Iran, maître du jeu irakien?

En conséquence, ses partisans investissent les quartiers gouvernementaux. Cela entraîne de violents affrontements avec les forces de sécurité et les miliciens du Hachd. La situation connaît finalement un apaisement quand al-Sadr appelle ses partisans à rentrer chez eux. Depuis, le leader chiite est resté à l’écart de l’arène politique.

Des membres armés des Saraya al-Salam (Brigades de la paix), l’aile militaire affiliée au religieux chiite Moqtada al-Sadr, lors d’affrontements avec les forces de sécurité irakiennes dans la Zone verte de Bagdad, le 30 août 2022. (Photo Ahmad Al-Rubaye / AFP)

Le retrait d’al-Sadr et de ses partisans a eu pour conséquence de laisser un boulevard aux factions pro-iraniennes. Le 13 octobre, c’est donc un Premier ministre réputé proche de l’Iran qui est nommé. Téhéran réussit finalement à reprendre la main via les institutions.

Ce dernier épisode montre bien l’ancrage des relais d’influence iraniens au sein des communautés chiites d’Irak. Même si la popularité de Téhéran a fortement décru parmi la population ces dernières années, son contrôle demeure. Différents groupes et personnalités jouissant d’une forte influence lui permettent de conserver la mainmise sur une partie des affaires irakiennes. Grâce à ces relais, la République Islamique a atteint son objectif: affaiblir durablement son voisin irakien.

Néanmoins, les développements liés à la contestation de 2019-2021 soulignent un nouveau fait. Un courant lié au souverainisme a le vent en poupe au sein des populations chiites. S’éloignant du champ religieux, celui-ci fait la part belle à un idéal nationaliste et déconfessionnalisé, à rebours des idées sadristes.