Pour Temur Umarov, spécialiste de l’Asie centrale au Centre Carnegie de Moscou, " le Kazakhstan va conserver une politique étrangère multivectorielle car le pays en tire une manne financière importante ".

Au moins 164 morts, des milliers d’arrestations, un ordre de " tirer pour tuer " : le Kazakhstan a connu en ce début d’année les pires troubles depuis son indépendance de l’URSS. Le président Tokaïev a fait appel immédiatement à l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), c’est-à-dire à la Russie, pour réprimer les manifestants et ramener la stabilité. Une occasion inespérée pour Vladimir Poutine qui a pu démontrer, une fois encore, à quel point il entend peser dans l’environnement régional. A l’aune des négociations entre les Etats-Unis et la Russie sur la souveraineté ukrainienne, cet déploiement de milliers d’hommes pour " sécuriser " le Kazakhstan rappelle que la Russie peut s’ingérer expressément dans les affaires internes de ses voisins.

Si les heurts et les opérations militaires se sont arrêtés, l’issue politique de cet événement majeur depuis l’indépendance du pays reste pour l’heure incertaine. Pour Temur Umarov, spécialiste de l’Asie centrale au centre de réflexion Carnegie de Moscou, " la seule inconnue est de savoir si l’administration Tokaïev ira jusqu’à accuser quelqu’un du camp de l’ex-président Nazarbaïev, comme par exemple Karim Massimov qui était le chef de la sécurité ". Le narratif de guerre contre le terrorisme a été mobilisé dès les premières heures des manifestations déclenchées dans la ville d’Almaty.

" Tokaïev et son équipe ont dirigé leur campagne à travers les médias pour accuser " des forces terroristes étrangères ", rappelle le chercheur. En guise d’apaisement, le président Tokaïev a déclaré que le contingent russe du CSTO était déjà en train de "terminer sa mission" et qu’il "sera renvoyé d’ici deux jours en Russie". De par son histoire, l’influence russe au Kazakhstan a toujours été très présente et la Russie est un partenaire clé. "Ce qui est en revanche surprenant c’est la rapidité de déploiement des forces russes, et comment cette décision a été implémentée. Pour Moscou, il était certain que cette intervention serait limitée dans le temps et qu’elle serait un succès pour l’image du CSTO", souligne M. Umarov.

" Attaque terroriste "

"Désormais, la seule issue possible pour Tokaïev est de faire croire à l’ensemble de la société que le pays a été victime d’une attaque terroriste à grande échelle", explique M. Umarov. "S’il réussit à convaincre avec cette théorie, tout ce qui s’est passé sera circonscrit. Ces théories sont très farfelues : s’il existait un réel plan pour le renverser, pourquoi les incidents auraient-ils commencé dans une ville frontalière et pas dans la capitale ? ", estime le chercheur, qui rappelle que dans des situation similaires, comme par exemple au Kirghizistan, cela se passait dans la capitale et les cibles étaient le Parlement, les bâtiments administratifs, etc.". Le dernier rapport du Carnegie relate que les motivations qui ont mené au soulèvement sont purement économiques, car la majorité de la population est impactée durement par la hausse des prix.

Contrairement à l’Ukraine, la situation au Kazakhstan relève d’un processus interne dans lequel la Russie a décidé de s’immiscer pour " éviter le chaos ", selon elle. Les Occidentaux ne semblent pas vouloir entrer en confrontation avec la Russie. Malgré l’appel de "tirer pour tuer" décrété par Tokaïev, l’Union européenne semble vouloir poursuivre le dialogue avec le Kazakhstan. Le président du Conseil européen Charles Michel s’est entretenu lundi soir avec Tokaïev, lors d’une réunion virtuelle, rappelant "l’importance du partenariat entre l’Union européenne et le Kazakhstan et du soutien à la souveraineté, à la sécurité et à la stabilité".

Politique étrangère " multivectorielle "

Ce soulèvement inattendu a ravivé les craintes de Moscou de voir " tomber " l’un de ses partenaires privilégiés. Mais au-delà de l’affrontement entre l’Occident et la Russie, une orientation de politique étrangère divergente pourrait poser problème au Kremlin, à savoir la politique panturquiste du Kazakhstan, qui est membre de l’Organisation des Etats turciques (OET), une coalition de cinq pays d’Asie centrale formée sous l’égide de la Turquie. Comme le rappelle le quotidien Le Monde dans un récent article, ces États ont en commun une proximité linguistique, culturelle et religieuse qui pourrait gêner l’agenda russe dans la région.

Jusqu’ici, la politique étrangère du Kazakhstan reposait sur une maximisation de ses partenariats afin de s’émanciper de l’ancien parrain russe. Au-delà de ces mouvements diplomatiques et stratégiques, les récents événements viennent rappeler l’écrasante influence russe au Kazakhstan. Le pays d’Asie centrale a par ailleurs signé le 22 décembre 2021 un nouvel accord de sécurité avec la Russie.

Pour Temur Umarov, " l’équilibre géopolitique du Kazakhstan a toujours reposé sur une politique étrangère multivectorielle, mais elle est aujourd’hui remise en cause au vu des récents évènements ". Une approche plus dure vis-à-vis du Kazakhstan est-elle pour autant sur la table ? " Cela dépendra de l’issue du conflit et du rôle que jouera la Russie. Pour l’instant, le président Tokaïev doit sa place à Moscou qui est intervenu dans cette crise sans précédent ".

Les aspects économiques pèseront dans la balance politique, étant donné le poids non négligeable des acteurs extérieurs. Économiquement, le Kazakhstan est très dépendant de l’Occident, l’UE est un partenaire important en terme de développement économique, d’investissements et d’échanges, rappelle M. Umarov. Des compagnies pétrolières américaines sont aussi bien implantées. " Pour le Kazakhstan, il est important de conserver cette politique étrangère multivectorielle car le pays en tire une manne financière importante. La Russie est incapable de remplacer les acteurs européens et américains, piliers de l’économie kazakh. La situation sera très compliquée pour la Russie au cas où l’Occident impose des sanctions contre le Kazakhstan. Les compagnies étrangères seront donc toujours bien accueillies, à condition que le Kazakhstan suive les consignes de Moscou, au regard de la ligne politique à adopter notamment vis-à-vis de l’OTAN. Le Kazakhstan devra se montrer plus hostile à toute coopération sécuritaire avec des forces occidentales ", conclut l’expert du centre Carnegie de Moscou.