La levée partielle des subventions sur les médicaments des maladies chroniques, entrée en vigueur le 11 novembre dernier, a ouvert au Liban une nouvelle boîte de Pandore, alors qu’un effondrement économique et institutionnel sans précédent ébranle le pays. Ici Beyrouth a mené une enquête sur ce sujet en passant cette décision et ses répercussions sur la santé publique à la loupe. Les résultats obtenus, à la suite de ces investigations, feront l’objet d’une série de quatre articles. Dans ce troisième article, Ici Beyrouth pointe du doigt les incohérences relatives à la nouvelle tarification des médicaments psychiatriques.

Terrassé par une avalanche de crises insolubles qui s’est abattue sur l’ensemble de ses secteurs dynamiques, le Liban peine à se redresser. La diminution continue jusqu’à l’arrêt (presque) total des entrées de capitaux, d’une part, et l’explosion de leur évasion, d’autre part, ont précipité des défaillances systémiques de cet État déliquescent. Parallèlement, le marasme politique accentué par la crise financière, la pandémie du Covid-19, dont le premier cas enregistré au Liban remonte au 21 février 2020, et l’hécatombe du 4 août 2020, ont anéanti tout espoir de revivification d’un Liban agonisant.

Inexorable ascension 

Cette atmosphère noirâtre s’est gravement répercutée sur la santé mentale de la population. En effet, suite à la double explosion au port de Beyrouth, Embrace, une ONG libanaise visant à sensibiliser la population sur la santé mentale au Liban, a mené une étude sur un échantillon de 903 individus. Selon cette analyse statistique, réalisée en deux étapes, 83% des personnes interrogées ont déclaré ressentir une tristesse permanente et souffrir d’anhédonie (perte de la capacité à ressentir le plaisir), 78% ont rapporté être très anxieuses et inquiètes chaque jour, et plus de 84 % ont confié être très sensibles aux bruits forts et aux dangers. Un mois plus tard, le nombre de personnes se sentant toujours très tristes et anxieuses était respectivement de 55% et 46%.

De plus, une autre étude, menée sur un échantillon, représentatif au niveau national, de jeunes Libanais, et publiée par la maison d’édition scientifique et médicale Elsevier, a montré que 11,5% d’entre eux avaient des idées suicidaires. Toutes ces études, et bien d’autres, mettent en exergue des taux élevés de détresse psychologique et de maladies psychiatriques qui poursuivent leur inexorable ascension au Liban. Avec la levée partielle des subventions sur les médicaments des maladies chroniques, le ministère de la Santé avait précisé que les traitements psychiatriques, oncologiques et ceux réservés à l’usage hospitalier sont exemptés de la décision ministérielle no.1339/1, qui fixe la nouvelle tarification des médicaments. Une précision qui ne semble toutefois pas très précise.

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De nouvelles contradictions

Dans les deux premiers articles de cette enquête, Ici Beyrouth avait signalé un ensemble d’incohérences majeures dans la tarification des médicaments princeps et génériques. Une source autorisée du ministère de la Santé avait alors affirmé, pour notre site, que les incohérences ne touchent que 2% desdits produits pharmaceutiques et seraient dues à un problème de tranches, d’une part, et à des imperfections dans les formules utilisées pour la tarification des médicaments locaux et importés, d’autre part. Des mêmes milieux, on avait assuré que toutes ces incohérences sont en train d’être traitées et que " tout rentrera dans l’ordre dans les plus brefs délais ". Cependant, en passant les médicaments psychiatriques sous la loupe, Ici Beyrouth a détecté de nouvelles contradictions qui ne sont pas liées, cette fois-ci, aux formules en vigueur.

Les médicaments psychiatriques sont répartis en cinq familles: les neuroleptiques ou antipsychotiques (pour le traitement des schizophrénies et des troubles bipolaires), les thymorégulateurs ou stabilisateurs de l’humeur (pour le traitement des troubles bipolaires), les antidépresseurs (pour le traitement des dépressions et des troubles anxieux), les anxiolytiques (pour le traitement des troubles anxieux) et les stimulants (pour le traitement du trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité). Dans le cadre de cette enquête, on a sélectionné les principes actifs les plus utilisés de chaque famille: la risperidone dosée à 2 mg et l’olanzapine dosée à 5 mg, comme antipsychotique; l’acide valproïque (à libération prolongée) dosé à 500 mg, comme thymorégulateur; l’escitalopram dosé à 10 mg comme antidépresseur; l’alprazolam dosée à 0,5 mg, comme anxiolytique; et le méthylphénidate dosé à 27 mg, comme stimulant.

En juin 2021, le princeps de la risperidone dosée à 2 mg coûtait 8.500 livres libanaises, le même prix auquel il est vendu aujourd’hui dans les pharmacies. Son générique jordanien a également préservé le même prix de 13.000 livres entre juin et décembre 2021. Cependant, le prix de son générique libanais a subi une augmentation de 298% en passant de 18.500 livres à 74.500 livres libanaises. De même, sur la même période étudiée, le prix du produit de référence de l’olanzapine (orodispersible) dosée à 5 mg est resté intact soit 49.000 livres. Il en est de même pour son générique canadien vendu à 40.000 livres. Toutefois, son générique libanais, qui coûtait 47.000 livres en juin, se vend actuellement à 239.500 livres, soit une augmentation de 410%. Par ailleurs, le princeps de l’acide valproïque dosé à 500 mg coûte actuellement 67.000 livres contre 15.000 livres en juin 2021, soit une augmentation de 347%. Son générique français est passé de 14.000 livres à 74.000 livres, avec une augmentation de 432%.

En ce qui concerne le princeps de l’escitalopram dosé à 10 mg, il est passé de 29.000 à 124.000 livres sur la même période, soit une augmentation de 328%. Son générique espagnol coûtait 19.500 livres et se vend actuellement à 64.000 livres, soit une augmentation de 228%, alors que le prix de son générique libanais est passé 26.000 livres à 110.000 livres soit une augmentation de 323%. Le princeps de l’alprazolam a augmenté de 217% passant de 11.500 à 36.500 livres. Son générique portugais coûtait 12.500 livres et se vend actuellement à 41.000 livres, soit une augmentation de 232%, alors que son générique libanais est passé de 20.000 livres à 39.000 livres, soit une augmentation de 95%. Enfin le méthylphénidate dosé à 27 mg a augmenté de 332%, passant de 87.000 à 376.000 livres.

Cette analyse statistique concise prouve donc que les traitements psychiatriques ne sont pas subventionnés dans leur intégralité, contrairement à ce qui a été annoncé: les princeps et les génériques importés des antipsychotiques sélectionnés restent vendus au prix en vigueur en juin 2021, alors que leurs génériques libanais ont subi une augmentation exponentielle; le prix du thymorégulateur choisi a nettement augmenté, princeps et générique confondus; quant à l’antidépresseur, l’anxiolytique et le stimulant choisis, ils ont tous augmentés de prix, qu’ils soient princeps ou génériques.

Au terme de cette étude comparative, des questions s’imposent: pourquoi certaines classes de médicaments psychiatriques sont-elles subventionnées et pas d’autres? Pourquoi les génériques libanais de toutes les classes citées ne sont-ils pas subventionnés alors qu’ils sont fabriqués localement? Quel est l’intérêt du générique libanais si le princeps revient moins cher au patient? Enfin, est-ce de cette façon que les adeptes de la production locale peuvent promouvoir le médicament libanais ?

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