Une bagarre n’aurait jamais éclaté au Salon international du livre arabe si l’Iran et ses alliés au Liban ne s’étaient pas servis de cette foire culturelle pour faire de la propagande politique. Pour les opposants à l’Iran et au contrôle qu’il exerce sur le pays à travers le Hezbollah, le portrait grandeur nature au Salon du livre arabe de Kassem Soleimani, l’ancien commandant de la brigade el-Qods au sein des Pasradan, n’était autre que de la provocation.

Bahjat Salameh (interviewé dans la vidéo) est vice-président de Saydet al Jabal et membre fondateur de Conseil national de lutte contre l’occupation iranienne. 

Un immense portrait de Kassem Soleimani, ancien commandant de la branche extérieure de la force al-Qods au sein des Gardiens de la révolution iranienne, affiché au centre d’un stand au Salon international du livre arabe a suscité l’ire de nombreux visiteurs de l’exposition, qui se sont sentis agressés par cette manifestation ostentatoire de l’influence iranienne sur le pays, dans un lieu où rien ne la justifiait.

Scandant " Iran dehors, Beyrouth est libre ", un groupe d’activistes anti-iraniens a essayé de décrocher le portrait. Des bagarres ont alors éclaté et un activiste, Chafic Badr, a été blessé. Il a dû être transporté aux urgences d’un hôpital de Beyrouth pour recevoir les soins nécessaires.

Le commandant iranien, assassiné en janvier 2020, est représenté avec un keffieh (foulard palestinien) noué autour des épaules. Question de rappeler la lutte contre " l’occupation israélienne ". La propagande iranienne n’a rien laissé au hasard et tout a été soigneusement étudié pour plaire au public du Hezbollah. Aussi, des figurines de soldats iraniens sont-elles vendues à 50.000 livres pièce, pour accompagner la vente des affiches.

" Ces incidents sont l’expression de la situation libanaise en général ", souligne à Ici Beyrouth Ahmad Fatfat, ancien député du Liban-Nord et fervent opposant au Hezbollah. " Nous sommes sous occupation iranienne, ajoute-t-il. Celle-ci touche le domaine culturel de plein fouet. "

Rasha el-Ameer, cofondatrice de la maison d’édition Dar al-Jadeed et sœur de Lokman Slim, l’activiste et écrivain anti-Hezbollah assassiné en février 2021, qu’il est important de " ne pas tomber dans le piège sectaire du Hezbollah et savoir faire la différence ".  " Nous ne sommes pas contre la culture iranienne, mais contre la politique propagandiste de l’Iran ", affirme-t-elle. " En tant que maison d’édition, nous n’avons pas désiré y participer, car les organisateurs ne se rendent pas compte à quel point le pays est meurtri et qu’il est difficile d’organiser ce salon dans de bonnes conditions ", poursuit-elle.

En fait, les personnes qui ont critiqué la présence iranienne au Salon international du livre arabe fustigeaient une propagande iranienne déplacée puisqu’elles estimaient que personne n’aurait réagi avec une telle véhémence si l’ambassade d’Iran et le Hezbollah s’étaient contentés d’exposer des ouvrages traitant de divers sujets, même politiques.

Résilience culturelle
Après trois années d’absence, le comité exécutif du Cercle culturel arabe présidé par Salwa Siniora Baassiri avait souhaité organiser de nouveau ce salon pour faire passer un message fort, celui de la résilience culturelle de la ville de Beyrouth. Avant la crise économique, il comptait 500 à 600 maisons d’édition venant de tous les pays du monde arabe. Cette année, la participation a été réduite à 94 maisons d’éditions libanaises.

" Il était important de redonner à Beyrouth sa place littéraire dans le monde arabe, insiste Antoine Courban, membre du comité. Il ne faut pas oublier que cette ville est la capitale de la renaissance arabe. Pour cela, je reprendrai les mots de l’ambassadeur d’Irak lors de l’inauguration du salon, le 3 mars dernier. Il avait alors dit Beyrouth restera Beyrouth. "

Rasha el-Ameer ne partage pas l’avis des organisateurs sur la tenue de ce salon. " Organiser le Salon du livre arabe dans un pays en faillite, c’est faire semblant que tout va bien et dénier la réalité, avance-t-elle. Les Libanais n’ont plus d’argent pour s’acheter des livres. Le salon aurait dû être pensé différemment, comme le fait d’offrir des livres avec l’aide et le soutien d’associations pour encourager de nouveau la lecture même par temps de crise. "

Pour M. Ahmad Fatfat, ce salon sert la propagande iranienne. " La foire en elle-même est d’origine iranienne avec tous ces livres et ces affiches à la gloire du régime iranien ", affirme-t-il.

Face aux critiques faisant assumer la responsabilité des incidents aux organisateurs du salon, Antoine Courban affirme que le jour de l’inauguration, les affiches étaient absentes. " Il est clair que les maisons d’éditions affiliées au Hezbollah sont responsables et ont dû profiter de l’absence des organisateurs pour brandir les portraits du général, dit-il. Cela ressemble tout simplement à un geste politique provocateur qui cherche à tuer l’identité libanaise et arabe de Beyrouth. " Il explique que le comité organisateur ne pouvait pas être sévère dans la sélection des éditeurs et exclure les maisons d’éditions liées au parti chiite pour ne pas engendrer des tensions politiques.

Mainmise du Hezb
Les affiches à l’effigie du général iranien ont toujours été présentes dans les régions sous contrôle du Hezbollah. Aujourd’hui, on les retrouve de plus en plus dans des quartiers de Beyrouth ou dans des événements comme le Salon international du livre arabe. " Il n’y a rien de surprenant à ce sujet, souligne Ahmad Fatfat. C’est la suite logique de la stratégie du Hezbollah. Après s’être emparé de la justice et de l’économie, il s’attaque au domaine culturel. "

De plus en plus de voix s’élèvent contre l’Iran et le Hezbollah qui essaient d’altérer l’identité du Liban par la force, en y introduisant une culture qui ne lui ressemble pas. " Au Liban, la liberté est bafouée et humiliée, soutient Rasha el-Ameer. Il devient impossible de donner son avis sans qu’on ne se fasse humilier ou tuer. Nous sommes dans une jungle où règne la loi du plus fort. Il vaut donc mieux ne pas répondre à leur provocation. Cet incident est beaucoup plus complexe. Il est fortement lié aux prochaines élections législatives et à la guerre en Ukraine. Il reflète la réalité politique du pays et de la région. "

De son côté, Antoine Courban dénonce le laxisme des autorités libanaises face aux affiches et aux statues à l’effigie des " martyrs " iraniens qui fleurissent partout au Liban. Pour sa part, Ahmad Fatfat relève que " l’assouplissement des positions de certains politiciens et les accords qui ont été conclus en coulisses avec le Hezbollah ont facilité la mainmise du parti sur toutes les institutions publiques ". " Nous essayons de maintenir l’esprit souverain du Liban et de poursuivre la lutte contre le Hezbollah ", conclut l’ancien député.