La Russie et l’Iran, entre partenariat et rivalité (2/2)
©Les chefs de la diplomatie iranienne, Hossein Amir Abdollahian, et russe, Sergueï Lavrov. (AFP)
La Russie et l'Iran ont exprimé à plusieurs reprises ces derniers mois leur volonté de développer leurs relations économiques. Cependant, cette stratégie restera largement de l'ordre de la rhétorique anti-occidentale, dans la mesure où les économies russes et iraniennes produisent le même type de biens et sont même concurrentes sur les marchés asiatiques. 

De même que l’invasion de l’Ukraine a soudé les pays occidentaux, le déferlement des sanctions sur l’économie russe a incité Moscou à se rapprocher des deux autres Némésis de l’Occident: la Chine et l’Iran.

Le président russe Vladimir Poutine et son homologue iranien Ebrahim Raissi lors d'une réunion autour de la fameuse table anti-Covid du Kremlin.

Lors d’une interview accordée à la radio nationale iranienne début juillet, le porte-parole du Kremlin, Dmitry Peskov, s’est ainsi félicité pour l’état du commerce bilatéral russo-iranien, qui a connu une croissance de 31% lors du premier semestre de l’année 2022. Il a également annoncé que les deux pays ne comptabiliseront plus leurs transactions bilatérales en dollar, mais dans leurs monnaies respectives.

Dans la même dynamique, le géant russe des hydrocarbures, Gazprom, a signé avec la Société nationale iranienne du pétrole un protocole d’accord pour un investissement de 40 milliards de dollars dans le secteur gazier et pétrolier iranien. Cette annonce est intervenue quelques heures avant la visite du président russe Vladimir Poutine à Téhéran, durant laquelle les dirigeants des deux pays ont exprimé leur intention de développer les relations économiques.
Un rapprochement économique nécessaire face aux sanctions occidentales

Autrefois insignifiant, le commerce russo-iranien a gagné de l’importance ces dernières années, à la faveur du retour des sanctions américaines sur l’économie iranienne dès 2018: il est passé de 1.6 milliard de dollars en 2018 à 4 milliards en 2021, selon les chiffres des services douaniers russes. Une croissance impressionnante qui fait de la Russie le cinquième fournisseur de l’Iran.

Le sommet de Téhéran qui eu lieu le 19 juillet dernier entre la Turquie, la Russie et l'Iran, a débouché sur plusieurs accords entre Moscou et Téhéran.

Ce commerce est essentiellement avantageux pour la Russie: les exportations russes s'élèvent à 3.1 milliards de dollars contre des importations d'une valeur de 976 millions de dollars. Les deux pays échangent principalement des produits agricoles, et notamment des céréales, huiles, légumes et produits laitiers.

Selon Bernard Hourcade, chercheur émérite au CNRS et spécialiste de l’Iran, la Russie a pu profiter de la désertion de l’Iran par les entreprises européennes dès 2019 pour récupérer des parts de marché. « La suspension unilatérale de l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) était un vrai suicide pour le commerce entre l’Occident et l’Iran. Même s’il est de nouveau appliqué, les entreprises européennes ne reviendront que très difficilement» explique-t-il à Ici Beyrouth.

L’Iran a été contraint d'adopter une nouvelle stratégie qui privilégie le développement des relations avec la Chine, l’Asie Centrale et la Russie, dès le rejet de l’accord sur le nucléaire par Trump. Auparavant, l'Iran était un grand importateur de produits occidentaux.



Privilèges spéciaux accordés aux exportateurs iraniens, développement d’une alternative au système de paiement international SWIFT, et introduction du système de cartes bancaires russes en Iran, comptent parmi les mesures négociées entre les administrations des deux pays.

De même, les sanctions occidentales dont pâtissent les deux économies sont au cœur des discussions bilatérales. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, avait même affirmé en mars dernier que « Moscou travaillera avec Téhéran pour prendre des mesures visant à éviter ces sanctions illégales ».
Des économies non complémentaires


Reflet de cet enthousiasme diplomatique, le président Raissi avait fixé un objectif d'augmenter à 10 milliards de dollars la valeur des échanges commerciaux irano-russes. En juin dernier, le ministre iranien du pétrole a effectué une véritable surenchère, établissant cet objectif à 40 milliards de dollars d’ici à un an et demi.

Des chiffres que Thierry Coville, chercheur spécialiste de l’Iran à l’IRIS, juge complètement irréalistes. Dans une interview à Ici Beyrouth, il affirme: «Ce sont quand même deux pays dépendants des hydrocarbures, même si l’Iran a développé récemment ses exportations non-pétrolières. Les possibilités de commerce sont limitées, et concernent essentiellement l’agro-alimentaire, les produits manufacturés de faible valeur ajoutée, ainsi que l'armement et l’énergie nucléaire».



« On est sur un volume d’échanges très peu importants, ce sont principalement des effets d’annonce qui n’ont que peu d’impact sur les chiffres » explique Thierry Coville. « La Russie n’est pas non plus à la pointe de la technologie, elle ne peut pas apporter grand-chose en termes d'innovations à l’industrie iranienne ». ajoute-t-il.

Malgré la croissance récente, la Russie ne constitue que 3% du commerce extérieur iranien, loin derrière la Chine avec ses 26% de part de marché. Un commerce réduit, limité aux produits agricoles. Au niveau des échanges de produits industriels, l’Iran n’exporte que pour 15 millions de dollars de biens industriels à la Russie, car il n’existe pour l’heure aucun partenariat industriel entre les deux pays.

Les sanctions américaines constituent un frein considérable à l’investissement russe en Iran, les compagnies et les banques étant traditionnellement frileuses à l’idée de subir les sanctions occidentales en Iran, en plus de celles déjà appliquées sur l’économie russe. Cet obstacle pourrait être surmonté par les discussions actuelles sur un cadre financier commun, ce qui ne règle pas la véritable problématique: l’incompatibilité entre les deux économies, toutes deux dépendantes des hydrocarbures, avec une industrie à faible valeur technologique, hormis, pour la Russie, les industries spatiale et celle de l'armement.
Une compétition acharnée en Asie centrale et en Chine 

Pire encore, la compétition économique entre la Russie et l’Iran s’est intensifiée depuis le début de la guerre en Ukraine et des sanctions sur la Russie.

Le réacteur à eau lourde d'Arak, en Iran. Le programme nucléaire iranien a été lancé grâce à l'apport technologique de la Russie.

Selon Bernard Hourcade, cette compétition se fait principalement sur l’export de pétrole: « les Chinois profitent des sanctions occidentales et de la compétition avec la Russie pour acheter du pétrole aux Iraniens à un prix bien inférieur à celui du marché. » explique-t-il, ajoutant que « la Russie compte beaucoup sur le marché chinois, à présent que les Occidentaux ont prévu un embargo total sur le pétrole russe d'ici à la fin 2022». Ainsi, les exportations de pétrole russe vers la Chine ont augmenté de 55% en mai 2022 par rapport à l’année dernière.

Concernant le gaz, l’Iran n’est pas en mesure de l’exporter, bien qu’il détienne les secondes réserves mondiales prouvées de gaz naturel. Il en importe même à certaines périodes de l’année, son infrastructure gazière ayant besoin de plusieurs dizaines de milliards de dollars d’investissement pour pouvoir produire à son plein potentiel.

Les industriels iraniens se sont ainsi plaints de la guerre des prix « meurtrière » que mènent les Russes pour obtenir des débouchés économiques en Asie Centrale et en Chine, au détriment de l’Iran. Cette rivalité ne s’applique pas seulement au pétrole, mais aussi aux produits pétrochimiques, à l’acier, ou encore à l’industrie légère.

Dans ces conditions, difficile d’entrevoir une intégration économique entre ces deux géants régionaux qui dépasserait les déclarations de principe.

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