Qui sont-ils ces gardiens de notre mémoire? Ces traqueurs de l’hier? Ces traceurs du temps? Qu’est-ce qui les anime tant? Portraits hauts en couleur de ces amoureux du noir et blanc.
Tout a commencé par une rencontre. De celles qui forcent et forgent le destin. Sur les bancs de l’Institut universitaire des Hautes études internationales, à Genève, avec déjà deux regards attentifs et grands ouverts sur le monde. Carlos sera juriste et spécialiste de la philosophie du droit, Nevine historienne politologue. Deux directions qui se rejoindront, se complèteront et fusionneront autour d’intérêts bien pertinents et de passions bien évidentes.
D’abord, une façon bien à eux d’appréhender les choses, tout en finesse, tout en profondeur et dans un souci des détails et du terrain dans lequel ils s’engagent. Ensuite ce qu’ils appellent «le syndrome de la diaspora», vous savez, cette espèce de nostalgie coup de poing qui nous fait chercher le Liban partout où l’on va et partout où l’on regarde. Enfin, cet amour-passion des livres. Ceux qu’on achète, ceux qu’on lit, ceux qu’on collectionne, ceux qu’on écrit, ceux que l’on traque, ceux que l’on trouve, ceux qui parlent du Liban et ceux qui s’y rapportent.
Et de ce fait, de leurs trente ans passés en dehors de leur terre natale, ils rapporteront leurs collections, toutes nées de besoins impérieux de connaître, d’édifier, d’élargir connaissances et sujets pour mieux cerner l’essentiel et surtout transmettre. Transmettre, mot-clé aux relents d’éternité. Mot précieux qui renferme valeurs, générosité et partage. Mot qui donne à espérer tant il est rempli de vie, de trésors et de dynamique. Nevine et Carlos Hage Chahine construisent leurs collections comme on construit des maisons. Différentes pièces, différents usages, différentes parties communes, une même continuité qui, même s’ils s’en défendent, révèle une bien heureuse harmonie.
Le premier livre acheté par le talentueux tandem aux puces de Genève sera le Voyage en Orient d’Alphonse de Lamartine. Heureux ouvrage qui communique le bonheur puisque, nous dit Nevine, «il racontait une part de nous-mêmes». Une part que Carlos a laissée à Zahlé, sa ville natale, une part que Nevine incarne en parfaite levantine issue de ce siècle où les nombreux déplacements semblent faire partie intégrante du destin. Les acquisitions s’enchaîneront et les collections se construiront. Un peu au hasard des affinités au début, plus dans un souci de cohérence par la suite. Le Liban, la Syrie et Zahlé, où le couple vit aujourd’hui. Viendront ensuite les livres de doctrine sur la laïcité, l’Église melkite, les voyageurs du XIXᵉ siècle, le droit romain, la philosophie du droit, la Révolution française, et puis les guerres mondiales, les guerres récentes, la période du Mandat français, la guerre du Liban…
Toujours avec le souci de trouver un fil conducteur, Le Voyage en Syrie et en Égypte de Volney, qui mettra Zahlé dans l’axe des grands voyages de découvertes de l’époque, augurera de la longue recherche émaillée d’achats et de recherches qui donnera lieu à C’était Zahlé, un livre écrit à quatre mains. La plume de Nevine et Carlos Hage Chahine n'est jamais très loin de leurs lectures. Ensemble, ils écrivent. D’abord un Guide du livre orientaliste, paru en 1996, qu’ils peaufinent ensuite sur plusieurs éditions, ensuite C’était Zahlé, en 2008, aboutissement naturel de leurs recherches. Pour Nevine, l’ABCdaire du Liban, en 1998, comme pour rendre hommage à la renaissance d’un pays meurtri, et Acathiste hymne à la mère de Dieu, en 2014, et pour Carlos, La laïcité de l’État et sa contrefaçon. Pouvoir spirituel - Pouvoir temporel, en 2014. En 2017, un livre retranscrit leurs longues discussions sur la peine de mort.
Ensemble, ils écrivent. Ensemble, ils transmettent. Comme un juste retour des choses et naturellement, comme le dit Nevine: «Comme on a beaucoup reçu, on doit aussi donner. C’est vraiment une obligation urgente de transmettre. Nous sommes d’éternels héritiers et donc d’éternels débiteurs.» Plus exactement, selon la formule d’un Français illustre, des «débiteurs insolvables»: nous avons reçu infiniment plus que nous ne pourrons jamais rendre. «Quand on est collectionneur, on doit rassembler ce qui construit la pensée et grandit l’esprit. Pour nourrir l’esprit on a besoin de tous ces apports pluridisciplinaires qui viennent de partout pour construire un tronc commun.»
Écrire, chercher, tenir deux blogs, partager, mais aussi nourrir cette bibliothèque qui accepte, amie complice, qu’on la prenne là ou là, ici ou là-bas, au gré des intérêts et des curiosités, mais surtout des cheminements cohérents de deux esprits qui avancent. Une bibliothèque qui demande qu’on achète deux et même trois exemplaires du même livre, un à lire et annoter, un à prêter et un à garder. Qu’on la montre puisqu’on la partage. Qu’on l’augmente puisqu’un pas entraîne un autre pas. Qu’on couvre les livres avec du papier de soie parce qu’ils sont uniques, précieux ou tout simplement «choisis».
Car qu’est-ce qu’une bibliothèque? «Le carrefour de tous les rêves de l’humanité», selon Julien Greene. Une part de soi, si personnelle, mais aussi quelque chose que l’on lègue avec souvent des urgences de laisser des traces, lire l’Histoire, la comprendre, la disséquer pour ne jamais reproduire les erreurs du passé, mais au contraire avancer, un livre à la main, sur les multiples et passionnants chemins de demain. «Comme des bibliothèques aux multiples rayons que l’on classe, déplace, aménage, lentement nos identités se recomposent.»*
Les choix de Nevine et Carlos Hage Chahine:
Yamilé sous les Cèdres… À lire une première fois pour l’histoire. À lire une seconde avec les yeux de Mountaha. En étant Mountaha. «La mort de tout un peuple. On s’y prépare par la faiblesse.» À chacune de mes relectures de Yamilé, comme à la première, cette phrase claque et résonne. Connaître notre histoire, l’histoire de notre «vivre-ensemble» nous permet d’aller de l’avant. Sans rien renier. Sans jamais couvrir le passé du voile pudique et imposé de l’amnésie collective. L’oubli peut être un remède pour les bleus de l’âme. Il n’est jamais la panacée pour les constructions solides aux fondations pérennes. Oublier et négliger nos défauts, nos errements, nos limites, c’est construire sur de l’argile et aller droit aux éternels recommencements de tragédies sans noms.
Henry Bordeaux. Yamilé sous les Cèdres. Paris: Plon-Nourrit et Cie, 1923, in-16, 304 pp. Dès cette première édition, sans oublier celle hors commerce, nous avons cherché chacune des éditions comme autant de trésors.
Dans notre quête des voyageurs passés par Zahlé ou Zaklé… il y a un avant et un après Volney. Non que le personnage soit attachant. Loin de là! Par son récit, par son style, il semble pompeux et sûr de lui! Nous sommes au lendemain de la Révolution française, le Directoire vit ses dernières heures et Bonaparte n’est pas encore consul. Il est juste le plus grand des généraux de la France d’alors, et la campagne d’Egypte se prépare. Lequel des Mémoires du Baron de Tott ou du Voyage en Syrie de Volney emportera l’adhésion du brillant stratège pour servir de base à la préparation de la campagne? Ce sera le Voyage en Syrie, qui connaîtra depuis lors un succès éditorial jamais démenti jusqu’aujourd’hui où il est encore réédité. Tous les voyageurs qui se sont alors succédé au Liban et en Syrie ont suivi les traces de Volney. À lui encore, après le succès de son récit, Zahlé doit d’être devenue une étape presque obligée.
Volney, Constantin-François de Chasseboeuf (comte de). Voyage en Syrie et en Égypte pendant les années 1783, 84 et 85... Troisième édition, revue et corrigée par l’auteur, ... Par C.-F. Volney, ... Paris: Dugour et Durand, an VII, 2 vol. in-8°.
Comment oublier, en prenant en main l’un de ces quinze petits volumes si délicats de L’Année liturgique, la caisse sale et poussiéreuse où ils dormaient? Dom Gueranger, refondateur de l’abbaye de Solesmes et restaurateur de l’ordre de Saint Benoît (Bénédictins) en France, est sans doute aucun le plus grand des liturgistes. Il nous offre non seulement les textes liturgiques et les explications des offices latins, mais aussi ceux de nos Églises orientales, tout particulièrement le rite melkite. L’Année liturgique de Dom Guéranger, d’une page à l’autre, d’un volume à l’autre, nous fait vivre intensément et profondément ce temps de l’Église où chaque jour est un jour de fête.
Dom Prosper Gueranger, O.S.B, abbé de Solesmes. L’Année liturgique. Vingtième édition. Tours, 1920, Mame et fils, 15 volumes, in-16.
*Viviane Chocas
Tout a commencé par une rencontre. De celles qui forcent et forgent le destin. Sur les bancs de l’Institut universitaire des Hautes études internationales, à Genève, avec déjà deux regards attentifs et grands ouverts sur le monde. Carlos sera juriste et spécialiste de la philosophie du droit, Nevine historienne politologue. Deux directions qui se rejoindront, se complèteront et fusionneront autour d’intérêts bien pertinents et de passions bien évidentes.
D’abord, une façon bien à eux d’appréhender les choses, tout en finesse, tout en profondeur et dans un souci des détails et du terrain dans lequel ils s’engagent. Ensuite ce qu’ils appellent «le syndrome de la diaspora», vous savez, cette espèce de nostalgie coup de poing qui nous fait chercher le Liban partout où l’on va et partout où l’on regarde. Enfin, cet amour-passion des livres. Ceux qu’on achète, ceux qu’on lit, ceux qu’on collectionne, ceux qu’on écrit, ceux que l’on traque, ceux que l’on trouve, ceux qui parlent du Liban et ceux qui s’y rapportent.
Et de ce fait, de leurs trente ans passés en dehors de leur terre natale, ils rapporteront leurs collections, toutes nées de besoins impérieux de connaître, d’édifier, d’élargir connaissances et sujets pour mieux cerner l’essentiel et surtout transmettre. Transmettre, mot-clé aux relents d’éternité. Mot précieux qui renferme valeurs, générosité et partage. Mot qui donne à espérer tant il est rempli de vie, de trésors et de dynamique. Nevine et Carlos Hage Chahine construisent leurs collections comme on construit des maisons. Différentes pièces, différents usages, différentes parties communes, une même continuité qui, même s’ils s’en défendent, révèle une bien heureuse harmonie.
Le premier livre acheté par le talentueux tandem aux puces de Genève sera le Voyage en Orient d’Alphonse de Lamartine. Heureux ouvrage qui communique le bonheur puisque, nous dit Nevine, «il racontait une part de nous-mêmes». Une part que Carlos a laissée à Zahlé, sa ville natale, une part que Nevine incarne en parfaite levantine issue de ce siècle où les nombreux déplacements semblent faire partie intégrante du destin. Les acquisitions s’enchaîneront et les collections se construiront. Un peu au hasard des affinités au début, plus dans un souci de cohérence par la suite. Le Liban, la Syrie et Zahlé, où le couple vit aujourd’hui. Viendront ensuite les livres de doctrine sur la laïcité, l’Église melkite, les voyageurs du XIXᵉ siècle, le droit romain, la philosophie du droit, la Révolution française, et puis les guerres mondiales, les guerres récentes, la période du Mandat français, la guerre du Liban…
Toujours avec le souci de trouver un fil conducteur, Le Voyage en Syrie et en Égypte de Volney, qui mettra Zahlé dans l’axe des grands voyages de découvertes de l’époque, augurera de la longue recherche émaillée d’achats et de recherches qui donnera lieu à C’était Zahlé, un livre écrit à quatre mains. La plume de Nevine et Carlos Hage Chahine n'est jamais très loin de leurs lectures. Ensemble, ils écrivent. D’abord un Guide du livre orientaliste, paru en 1996, qu’ils peaufinent ensuite sur plusieurs éditions, ensuite C’était Zahlé, en 2008, aboutissement naturel de leurs recherches. Pour Nevine, l’ABCdaire du Liban, en 1998, comme pour rendre hommage à la renaissance d’un pays meurtri, et Acathiste hymne à la mère de Dieu, en 2014, et pour Carlos, La laïcité de l’État et sa contrefaçon. Pouvoir spirituel - Pouvoir temporel, en 2014. En 2017, un livre retranscrit leurs longues discussions sur la peine de mort.
Ensemble, ils écrivent. Ensemble, ils transmettent. Comme un juste retour des choses et naturellement, comme le dit Nevine: «Comme on a beaucoup reçu, on doit aussi donner. C’est vraiment une obligation urgente de transmettre. Nous sommes d’éternels héritiers et donc d’éternels débiteurs.» Plus exactement, selon la formule d’un Français illustre, des «débiteurs insolvables»: nous avons reçu infiniment plus que nous ne pourrons jamais rendre. «Quand on est collectionneur, on doit rassembler ce qui construit la pensée et grandit l’esprit. Pour nourrir l’esprit on a besoin de tous ces apports pluridisciplinaires qui viennent de partout pour construire un tronc commun.»
Écrire, chercher, tenir deux blogs, partager, mais aussi nourrir cette bibliothèque qui accepte, amie complice, qu’on la prenne là ou là, ici ou là-bas, au gré des intérêts et des curiosités, mais surtout des cheminements cohérents de deux esprits qui avancent. Une bibliothèque qui demande qu’on achète deux et même trois exemplaires du même livre, un à lire et annoter, un à prêter et un à garder. Qu’on la montre puisqu’on la partage. Qu’on l’augmente puisqu’un pas entraîne un autre pas. Qu’on couvre les livres avec du papier de soie parce qu’ils sont uniques, précieux ou tout simplement «choisis».
Car qu’est-ce qu’une bibliothèque? «Le carrefour de tous les rêves de l’humanité», selon Julien Greene. Une part de soi, si personnelle, mais aussi quelque chose que l’on lègue avec souvent des urgences de laisser des traces, lire l’Histoire, la comprendre, la disséquer pour ne jamais reproduire les erreurs du passé, mais au contraire avancer, un livre à la main, sur les multiples et passionnants chemins de demain. «Comme des bibliothèques aux multiples rayons que l’on classe, déplace, aménage, lentement nos identités se recomposent.»*
Les choix de Nevine et Carlos Hage Chahine:
Yamilé sous les Cèdres… À lire une première fois pour l’histoire. À lire une seconde avec les yeux de Mountaha. En étant Mountaha. «La mort de tout un peuple. On s’y prépare par la faiblesse.» À chacune de mes relectures de Yamilé, comme à la première, cette phrase claque et résonne. Connaître notre histoire, l’histoire de notre «vivre-ensemble» nous permet d’aller de l’avant. Sans rien renier. Sans jamais couvrir le passé du voile pudique et imposé de l’amnésie collective. L’oubli peut être un remède pour les bleus de l’âme. Il n’est jamais la panacée pour les constructions solides aux fondations pérennes. Oublier et négliger nos défauts, nos errements, nos limites, c’est construire sur de l’argile et aller droit aux éternels recommencements de tragédies sans noms.
Henry Bordeaux. Yamilé sous les Cèdres. Paris: Plon-Nourrit et Cie, 1923, in-16, 304 pp. Dès cette première édition, sans oublier celle hors commerce, nous avons cherché chacune des éditions comme autant de trésors.
Dans notre quête des voyageurs passés par Zahlé ou Zaklé… il y a un avant et un après Volney. Non que le personnage soit attachant. Loin de là! Par son récit, par son style, il semble pompeux et sûr de lui! Nous sommes au lendemain de la Révolution française, le Directoire vit ses dernières heures et Bonaparte n’est pas encore consul. Il est juste le plus grand des généraux de la France d’alors, et la campagne d’Egypte se prépare. Lequel des Mémoires du Baron de Tott ou du Voyage en Syrie de Volney emportera l’adhésion du brillant stratège pour servir de base à la préparation de la campagne? Ce sera le Voyage en Syrie, qui connaîtra depuis lors un succès éditorial jamais démenti jusqu’aujourd’hui où il est encore réédité. Tous les voyageurs qui se sont alors succédé au Liban et en Syrie ont suivi les traces de Volney. À lui encore, après le succès de son récit, Zahlé doit d’être devenue une étape presque obligée.
Volney, Constantin-François de Chasseboeuf (comte de). Voyage en Syrie et en Égypte pendant les années 1783, 84 et 85... Troisième édition, revue et corrigée par l’auteur, ... Par C.-F. Volney, ... Paris: Dugour et Durand, an VII, 2 vol. in-8°.
Comment oublier, en prenant en main l’un de ces quinze petits volumes si délicats de L’Année liturgique, la caisse sale et poussiéreuse où ils dormaient? Dom Gueranger, refondateur de l’abbaye de Solesmes et restaurateur de l’ordre de Saint Benoît (Bénédictins) en France, est sans doute aucun le plus grand des liturgistes. Il nous offre non seulement les textes liturgiques et les explications des offices latins, mais aussi ceux de nos Églises orientales, tout particulièrement le rite melkite. L’Année liturgique de Dom Guéranger, d’une page à l’autre, d’un volume à l’autre, nous fait vivre intensément et profondément ce temps de l’Église où chaque jour est un jour de fête.
Dom Prosper Gueranger, O.S.B, abbé de Solesmes. L’Année liturgique. Vingtième édition. Tours, 1920, Mame et fils, 15 volumes, in-16.
*Viviane Chocas
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