Roger Moukarzel: «J’ai toujours gardé une authenticité folle»
One Sea est une exposition du photographe Roger Moukarzel, au port de Batroun, dans le cadre du Festival international de Batroun 2022. Elle se tient jusqu’au 29 août. Dans ce lieu historique porteur d’histoires et de sel, avec en arrière-plan les photos et le clapotis des vagues, le photographe partage avec Ici Beyrouth sa façon de voir, de saisir, de capter l’instant.

Crédit Photo: Roger Moukarzel

«Dans toute ma carrière, j’ai très peu “monté” un instant», dit-il. Spontané, doté d’un sens de l’observation poussé, d’une profondeur du regard combinée à un sens de l’humour et des êtres, Roger Moukarzel fait le tour du monde et, avec son coup d'œil d’aigle, capte des instants de vie, des gens d’ici ou d’ailleurs, un ailleurs qui n’est pas si différent dans l’humanité. «Je ne suis pas un bâtisseur de foules, mais un bâtisseur d’idées dans le moment.» Et c’est à travers ce moment qu’il fait passer ses messages poignants de liberté, de tolérance, de communication, tout simplement en allant vers l’autre, en le regardant, le voyant et approuvant son existence, en un instant, poignant d’authenticité.

Dans la magie de l’instant, au coucher du soleil, les photos de l’exposition, imprimées en grand format, jalonnent l’allée du phare du port de Batroun. Tout est éphémère: le roulis des vagues, l’expo, les commentaires explicatifs de Roger Moukarzel et ses “clics” qui parlent sans mot dire. Mais dans cette ouverture, dans ces instants irréversibles, les photos restent: un pas vers l’autre. Un message d’humanité et d’ouverture. Et tout le reste est écume.

Crédit Photo: Roger Moukarzel

À quel âge avez-vous commencé à prendre des photos?

À 12 ans et j’ai commencé à être professionnel à 15 ans. À mon époque ce n’était pas aussi facile que maintenant. J’avais volé la caméra de mon frère pour faire des photos; c’était une maison avec un arbre dans mon village.

La maison et le village sont loin des photos de guerre. Où vous situez-vous en tant que photographe?

Je suis issu d’une famille de journalistes. Nous avons le journal Ad-Dabbour, un hebdomadaire satirique. Aussi, dès mon enfance, j'ai côtoyé tous ces journalistes. Comme je vivais au Liban en pleine guerre, il était tout à fait naturel que l’on fasse des photos de guerre. Depuis mon enfance, je suis passionné par le photojournalisme. J’ai donc été photographe de guerre tout d’abord dans mon entourage. C’est comme pour les miliciens qui deviennent miliciens parce qu’ils vivent dans un quartier où il y a des miliciens.

Pouvez-vous disséquer ce moment où vous prenez la photo? Est-ce un concours de circonstances en rapport avec les gens, ou bien c’est toute une mise en scène que vous créez vous-même?

J’ai toujours été passionné par la photo et je crois que je le resterai jusqu’à ma mort. Le parcours de ma vie professionnelle est excessif est chargé; j’ai été photographe de guerre, puis de mode, puis portraitiste. J’ai aussi fait des livres. Dans toute ma carrière, j’ai toujours capté l'instant. J’en ai très peu «monté». Je suis un photographe spontané, rapide, dans tous les domaines, et j’ai toujours gardé une authenticité folle; je n’ai jamais truqué la réalité. Je ne fais pas de montages. Je vois l’instant et je le capte. Je prends mon temps aussi. J’ai pris huit mois pour faire le livre sur les maronites et les druzes de la montagne; j’ai été tranquillement à la rencontre de ces gens. Pour moi, la photo c’est un échange; je ne vole pas. Échanger les photos avec les gens fait toute la différence. Connaître les gens et discuter avec eux est plus important que la photo. Je n’ai jamais été arrogant. Dans la photo de mode par exemple, j’ai poussé les modèles à être spontanés. Je les ai taquinés parfois jusqu’aux larmes, mais ce n’est pas par méchanceté, mais pour la nature de la photo plutôt que pour la photo en tant que telle.

La plupart du temps, je me fais remarquer en faisant la photo. Si on a un problème à être photographié, on me dit non. C’est évidemment pour des raisons éthiques, je crois que toute personne a le droit de refuser ou d’accepter qu’on la prenne en photo. Je ne suis pas un paparazzi et je ne le serai jamais, heureusement.

Crédit Photo: Roger Moukarzel

Vous avez quitté le Liban pour vivre à Paris…


À la fin de la guerre, dans les années 80, la presse est devenue trop orientée politiquement dans le monde. Je ne sentais plus que j’avais un rôle de vrai journaliste qui montre les choses telles qu’elles sont. J’ai donc quitté le Liban pour Paris. Là-bas, par la force des choses, je suis devenu photographe de mode. Mais je ne me considère jamais comme tel, mais plutôt comme un photographe qui aime les gens.

Entre l’Afrique, Paris, le Liban et les autres pays que vous avez visités, les endroits vous inspirent-ils différemment?

L’Afrique m’inspire particulièrement. J’ai fait un livre sur l’Afrique: Afrisoul. Les gens là-bas sont authentiques et sont un peuple heureux. À travers mon travail, j’ai couvert presque tous les pays. Chaque pays m’inspire d’une manière ou d’une autre. Mais à la question: pourquoi es-tu au Liban? j’ai toujours répondu: parce que je ne sais pas où je veux vivre.

Je n’ai jamais trouvé un autre pays qui remplace le Liban. L'endroit où on se tient maintenant date de trois millions d’années…

Le Liban est un pays qui m’inspire beaucoup parce que c’est un pays de toutes les contradictions. Pour un artiste comme moi, les contradictions sont inspirantes. On ne crée pas dans un endroit monotone. Personnellement, je peux créer quand je vois le beau et le moche, quand je parle aux gens dans la rue, quand je dialogue avec le vendeur et m’assois avec mon concierge. Tout cela est très enrichissant pour moi. C’est aussi un pays qui a beaucoup de valeurs. En peu de temps, on change d’endroit et de paysage géographiquement et géologiquement. En trois quarts d’heure de la capitale, on est à deux mille mètres d’altitude. Je n’ai jamais trouvé un pays qui m’inspire autant. C’est ma chance si je suis là.

Crédit Photo: Roger Moukarzel

One Sea est le titre de votre exposition. Quel est votre rapport avec la mer?

Dans mon travail artistique, j’ai toujours voulu unifier le monde. J’ai unifié les maronites et les druzes dans un seul livre. J’ai photographié le voile chez six femmes voilées de six religions différentes pour unifier les religions à travers un symbole islamique religieux, mais qui est unifiant parce que tout le monde porte le voile: la femme qui va à l’église, la religieuse, la druze, l’orthodoxe, le musulman, le chrétien. Mes travaux sont réalisés à partir d’un sujet qui me tient à cœur et qui parle aux gens. Toutes mes expos ont un grand message. Derrière le livre d’Afrique, il y a un message de joie. Derrière tous mes sujets il y a un message parce que je suis un homme «vu»; je suis photographe et peut-être «vu» aussi. J'ai donc un rôle important à jouer en ce qui concerne les messages pour l’humanité. Sublimed Elsewhere, diffusé, sur CNN reflète cela; j’ai mis des usines en arrière-plan d'indigènes en Afrique, un arbre en travers d'une route sur le pont de New York… Quoique l’on fasse dans une partie du monde, cela affecte les autres endroits; c’est un seul monde.
Il en va de même pour cette exposition. C’est une seule mer; cette eau est liée et ouverte à tous les océans du monde. C’est un endroit que j’ai choisi pour faire l’exposition. Le Liban se ferme sur lui-même, mais je l’ouvre quand même. On ne peut pas le fermer. J’ai rassemblé dans cette expo des photos des cinq continents et je les ai unifiées sur ce mur phénicien et dans ce port historique.

Crédit Photo: Roger Moukarzel

«The power of a picture» ou la force d’une photo se reflète dans votre rapport aux gens à travers la photo, mais aussi dans le message que transmet la photo?

La photo a de plus en plus une force incontournable, surtout avec le monde des réseaux sociaux. Elle a certainement une force inégalable. Aujourd’hui, c’est le moment qu'on regarde; une fraction de seconde à laquelle on s’accroche ou pas. C’est même plus fort qu’une vidéo.

Crédit Photo: Roger Moukarzel

Qu’aimeriez-vous que l’on dise de vous trois mille ans plus tard?

Je ne pense pas que les gens vont se rappeler trois ans plus tard… Je ne suis pas un bâtisseur de foules, mais un bâtisseur d’idées dans le moment. Le reste, on le laisse aux autres générations qui prendront la relève.
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