Le présent d’un homme inquiet dans les couloirs d’un hôpital sur la santé d’une femme qu’il ne parvient pas à cerner, avant l’entame du récit par un flash-back sur les conséquences de son exil argentin, interpelle d’emblée par la singularité de sa structure. Un texte protéiforme qui séduit autant qu’il interroge incitant, de page en page, à sa découverte.
En quelques phrases relatant les drames de la dictature comme ses préjudiciables effets, ces pages liminaires plantent parfaitement le décor. L’impunité des criminels, l’ouverture de procès en question et le traumatisme surtout de ceux qui, comme l’héroïne, ont tout quitté pour y échapper. «Une agression ancienne réveillée par un moindre signal qui est d’une grande virulence pour le sujet dont le psychisme est submergé», expliquera l’interne de garde, façon de formuler les implications de terreurs refoulées.
Par-delà l’intrigue, ce sera en filigrane la raison d’être de ce roman. Celui d’une femme, Malena, dont les démons d’un passé terrifiant reviendront sans cesse perturber sa vie d’exilée. «Apprends une langue» lui suggéreront ses amis italiens ou français chez qui elle avait successivement trouvé refuge. Mais elle ne répondit pas, lui fait dire l’auteure:
«Elle se tient dans l’espagnol du vieux continent comme dans la douceur d’un idiome étranger, suffisamment proche pour s’y trouver à l’aise; suffisamment étrangère pour se sentir protégée du monde qu’elle a fui. C’est-à-dire rester entre parenthèses dans cette existence-là, pas plus large qu’un ourlet simple.»
Par sa façon de peindre toute une galerie d’émotions, comme par son acuité à explorer l’inconscient, Anne-Christine Tinel atteste ainsi d’un talent avéré qui rend ses personnages aussi crédibles qu’attachants. Secrets aussi à l’image du célèbre tango d’Homero Manzi auquel il est difficile de ne pas faire allusion, tant son côté mystérieux et fascinant renvoie à la protagoniste de l’ouvrage, tel que le suggère l’ultime couplet :
«Ta chanson a le froid de la dernière rencontre/ta chanson se fait aimer dans le sel du souvenir/Je ne sais si ta voix est la fleur d’un chagrin/je sais seulement qu’á la rumeur de tes tangos/Malena, je te sens meilleure, meilleure que moi.»
Le froid, ou plutôt la nostalgie d’un pays qu’un vécu en Europe n’éteindra jamais malgré toutes les rencontres qui vont ponctuellement contribuer à la rasséréner. Car à travers maints petits métiers et l’aide de plusieurs am(i)es, Malena goûtera aux agréments du quotidien. Un quotidien facilité depuis que l’acceptation d’un droit d’asile et un mariage blanc lui aient donné un surplus de liberté. Plus de vingt passés ainsi entre petits bonheurs et désenchantement, jusqu’à ce que de 1982, la narratrice ne la fasse basculer jusqu’au mois d’août 2005.
Le temps d’un amour accompli, pourrait-on croire, si ce second grand chapitre du récit n’était accompagné d’un incipit mélancolique. «Tout en toi fut naufrage», souligne l’auteure, citant un vers de la Chanson désespérée de Neruda, qui prélude d’incertains lendemains.
Par périodes, le couple formé avec Arnaud, un commerce de légumes à l’étalage, l’apport de quelques proches semblera à même d’entrevoir de sereins horizons, avant qu’à chaque fois le traumatisme n’y supplée. Ces lancinants rappels «où tu ne décides rien, où d’eux-mêmes les mots sortent de toi…», avait écrit Malena dans un carnet. Instants bien plus poignants encore, lorsqu’à l’occasion d’un déjeuner du 15 août à Chambéry, l’interview d’une Argentine à la télé l’annihile totalement.
«J’étais sage-femme, confie cette dernière. J’ai témoigné au cours du procès. J’étais jeune, très jeune, je venais d’être recrutée à l’Esma (un centre de détention clandestin). Les femmes arrivaient de nuit, un bandeau leur cachait les yeux. Certaines mères semblaient très loin comme anesthésiées, poursuivit-elle. Je faisais de mon mieux pour les accouchements… Parfois les bébés étaient emportés avant que les mères ne soient conduites ailleurs.»
Est-ce le cauchemar d’un tel entretien ou la réminiscence de ses propres souvenirs qui concourut à l’accident et aux vilaines blessures dont elle récupérait lentement sur ce lit d’hôpital? Arnaud même ne saurait le dire, tant ses espoirs furent à l’aune de ces désenchantements dans ce maelstrom de vie de couple dont on se doit de ne point révéler l’épilogue.
Un roman foisonnant en tout cas, à l’écriture aussi fluide que poétique, dont le soin apporté à la mise en page éditoriale, rabats stylisés et couverture aguichante, ne peut que séduire un large lectorat.
Malena, c’est ton nom d'Anne-Christine Tinel, Elyzad, 2022, 320 p.
Michel Bolasell
Cet article a été originalement publié sur le blog Mare Nostrum.
En quelques phrases relatant les drames de la dictature comme ses préjudiciables effets, ces pages liminaires plantent parfaitement le décor. L’impunité des criminels, l’ouverture de procès en question et le traumatisme surtout de ceux qui, comme l’héroïne, ont tout quitté pour y échapper. «Une agression ancienne réveillée par un moindre signal qui est d’une grande virulence pour le sujet dont le psychisme est submergé», expliquera l’interne de garde, façon de formuler les implications de terreurs refoulées.
Par-delà l’intrigue, ce sera en filigrane la raison d’être de ce roman. Celui d’une femme, Malena, dont les démons d’un passé terrifiant reviendront sans cesse perturber sa vie d’exilée. «Apprends une langue» lui suggéreront ses amis italiens ou français chez qui elle avait successivement trouvé refuge. Mais elle ne répondit pas, lui fait dire l’auteure:
«Elle se tient dans l’espagnol du vieux continent comme dans la douceur d’un idiome étranger, suffisamment proche pour s’y trouver à l’aise; suffisamment étrangère pour se sentir protégée du monde qu’elle a fui. C’est-à-dire rester entre parenthèses dans cette existence-là, pas plus large qu’un ourlet simple.»
Par sa façon de peindre toute une galerie d’émotions, comme par son acuité à explorer l’inconscient, Anne-Christine Tinel atteste ainsi d’un talent avéré qui rend ses personnages aussi crédibles qu’attachants. Secrets aussi à l’image du célèbre tango d’Homero Manzi auquel il est difficile de ne pas faire allusion, tant son côté mystérieux et fascinant renvoie à la protagoniste de l’ouvrage, tel que le suggère l’ultime couplet :
«Ta chanson a le froid de la dernière rencontre/ta chanson se fait aimer dans le sel du souvenir/Je ne sais si ta voix est la fleur d’un chagrin/je sais seulement qu’á la rumeur de tes tangos/Malena, je te sens meilleure, meilleure que moi.»
Le froid, ou plutôt la nostalgie d’un pays qu’un vécu en Europe n’éteindra jamais malgré toutes les rencontres qui vont ponctuellement contribuer à la rasséréner. Car à travers maints petits métiers et l’aide de plusieurs am(i)es, Malena goûtera aux agréments du quotidien. Un quotidien facilité depuis que l’acceptation d’un droit d’asile et un mariage blanc lui aient donné un surplus de liberté. Plus de vingt passés ainsi entre petits bonheurs et désenchantement, jusqu’à ce que de 1982, la narratrice ne la fasse basculer jusqu’au mois d’août 2005.
Le temps d’un amour accompli, pourrait-on croire, si ce second grand chapitre du récit n’était accompagné d’un incipit mélancolique. «Tout en toi fut naufrage», souligne l’auteure, citant un vers de la Chanson désespérée de Neruda, qui prélude d’incertains lendemains.
Par périodes, le couple formé avec Arnaud, un commerce de légumes à l’étalage, l’apport de quelques proches semblera à même d’entrevoir de sereins horizons, avant qu’à chaque fois le traumatisme n’y supplée. Ces lancinants rappels «où tu ne décides rien, où d’eux-mêmes les mots sortent de toi…», avait écrit Malena dans un carnet. Instants bien plus poignants encore, lorsqu’à l’occasion d’un déjeuner du 15 août à Chambéry, l’interview d’une Argentine à la télé l’annihile totalement.
«J’étais sage-femme, confie cette dernière. J’ai témoigné au cours du procès. J’étais jeune, très jeune, je venais d’être recrutée à l’Esma (un centre de détention clandestin). Les femmes arrivaient de nuit, un bandeau leur cachait les yeux. Certaines mères semblaient très loin comme anesthésiées, poursuivit-elle. Je faisais de mon mieux pour les accouchements… Parfois les bébés étaient emportés avant que les mères ne soient conduites ailleurs.»
Est-ce le cauchemar d’un tel entretien ou la réminiscence de ses propres souvenirs qui concourut à l’accident et aux vilaines blessures dont elle récupérait lentement sur ce lit d’hôpital? Arnaud même ne saurait le dire, tant ses espoirs furent à l’aune de ces désenchantements dans ce maelstrom de vie de couple dont on se doit de ne point révéler l’épilogue.
Un roman foisonnant en tout cas, à l’écriture aussi fluide que poétique, dont le soin apporté à la mise en page éditoriale, rabats stylisés et couverture aguichante, ne peut que séduire un large lectorat.
Malena, c’est ton nom d'Anne-Christine Tinel, Elyzad, 2022, 320 p.
Michel Bolasell
Cet article a été originalement publié sur le blog Mare Nostrum.
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