«C’était une nuit d’horreur. Depuis, cela n’a pas beaucoup changé.» Samira et Malek Karam n’ont pas quitté Marjayoun, à la frontière avec Israël, depuis ce fameux 8 octobre 2023, lorsque le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a décidé d’ouvrir le front sud et de bombarder le nord israélien pour soutenir le Hamas dans sa guerre avec Tel Aviv.
Leur histoire est celle de presque tous les habitants des localités frontalières, qui ont suivi au jour le jour le déroulement des hostilités des deux côtés de la frontière et modulé leur vie en fonction de l’intensité des frappes.
Les habitants du sud du pays ont appris à cohabiter avec le risque de frappes israéliennes et d’attaques ciblées. Cette région, aux multiples cicatrices de guerres, est confrontée depuis le 21 septembre à des attaques israéliennes de grande ampleur.
Les habitants revivent depuis le 8 octobre 2023 la peur, l’angoisse et l’enfer de la guerre de 2006 et avant elle, celle de 1996 et bien avant aussi, de 1982. Voilà bien longtemps que le dilemme «rester ou partir» n’existe plus pour les Karam. Ils ont opté pour rester.
Dans leur village perché sur les collines verdoyantes du Liban-Sud, la vie s’égrène au rythme des bombardements qui secouent la région. Malek est agriculteur, Samira, enseignante au collège du village. Ils vivent avec leurs enfants dans une maison familiale qui a traversé les générations. Pour eux, partir, c’est abandonner un héritage chargé de souvenirs.
Une vie sous tension
Pendant une année entière, la famille Karam a bravé les tumultes de la guerre. De la terrasse de sa maison, Samira observe la vallée qui s’étend devant elle. Les «jours de paix» lui manquent. Énormément.
«Début octobre, nous étions rassemblés pour la récolte des olives. Comme tous les jours, durant cette période, nous préparions avec les voisins le déjeuner que nous allions partager le lendemain, lors d’une pause, dans les oliveraies», raconte-t-elle, nostalgique.
Ce rituel qui est aussi celui de presque tous les villages du sud, où les oliveraies abondent, sera rythmé par les détonations des bombes. La légèreté et la joie de vivre des villageois cèdent vite la place à l’inquiétude et à la peur qu’ils traînent depuis, même s’ils s’efforcent de la masquer.
Chaque matin, les Karam se réveillent la peur au ventre, conscients que les bombardements, qui étaient à l’époque intermittents, peuvent survenir à tout moment. «Les alertes à la bombe, qui retentissent de plus en plus fréquemment du côté israélien de la frontière, créent un climat de stress permanent», affirme Samira avec tristesse.
La journée commence tôt pour les Karam. Malek, le père, se lève avant l’aube pour s’occuper des animaux de la ferme. Il n’a pas changé sa routine. Le chant du coq résonne comme un réveil lointain. Malgré l’appréhension, il trouve du réconfort dans la répétition de ces travaux quotidiens. «Le bruit que font les vaches et les poules représente, pour moi, une mélodie familière qui calme mon esprit tourmenté», raconte-t-il avec une détermination palpable.
Samira, les yeux pleins d’émotion, évoque la difficulté d’élever des enfants en temps de guerre. «On est tous perdus, on ne sait juste pas quoi faire à la longue», lâche-t-elle. «Nous avons tenté de nous habituer aux frappes et aux bombardements qui ont rythmé notre quotidien depuis un an mais ce regain d’escalade en septembre 2024 est une énième angoisse à gérer», poursuit-elle. «Il y a une énorme fatigue mentale chez nous. Nous vivons cette guerre après la faillite économique du pays, après l’explosion du port, après la Covid… Ça fait beaucoup», lamente la mère de famille.
Pour Samira, chaque jour est une lutte, il est vrai, mais aussi une célébration de la vie aux côtés de ses enfants.
«Je dois rester forte devant mes enfants pour qu’ils grandissent dans la sécurité, en instillant chez eux un sentiment de normalité, même au milieu du chaos. Nous essayons de nous maîtriser et de garder les nerfs solides, malgré la grande anxiété que nous ressentons. Durant les premiers jours de l’escalade, on se déplaçait d’une pièce à l’autre, on ne savait pas ce qui se passait», raconte Samira, en retenant ses larmes, avant d’ajouter, «la guerre, c’est terrifiant».
Cette mère de famille et ses enfants ont aménagé un coin de prière dans leur maison, où ils se sentent à l’abri.
Sa fille, Sarah, 15 ans, était censé commencer ses cours à l’école, mais les établissements scolaires, dont le fonctionnement est souvent perturbé par les conflits, représentent une source de stress supplémentaire et un défi permanent. Sarah partage son inquiétude: «Je veux retourner à mon école, mais la guerre nous en a empêchés et j’ai toujours peur.»
Elle a été traumatisée par l’explosion d’une frappe proche de son quartier. Ce traumatisme se manifeste par des troubles du sommeil et une grande anxiété.
Son frère, Jad, 17 ans, partage sa frustration. «Le confort de ma chambre, mes amis et la sécurité de notre quartier me manquent. Je rêve de ma vie d’avant et des rires joyeux lors de nos réunions. Le bruit des bombes emplit nos oreilles et fait trembler nos maisons. Mon seul objectif maintenant est de rester en vie», dit-il.
Les deux ne dorment plus dans leurs chambres, mais dans une autre pièce relativement plus sûre. Ils gardent les fenêtres légèrement ouvertes, pour qu’elles n’explosent pas en cas de «mur du son» ou de frappes fortes.
Les efforts des parents pour dédramatiser n’ont pas abouti. «Les bombardements sont incessants. Je tremble et je pleure. Chaque explosion me terrifie et me hante dans mes cauchemars. Je ne veux plus vivre dans la peur constante», poursuit Sarah.
Les conséquences de la guerre n’ont pas tardé à se faire sentir sur le plan matériel. Les ressources de la famille se sont considérablement amenuisées. Malek confie, «Nous vivons à peine. Je n’arrive plus à vendre mes produits sur le marché, et même ceux que j’arrive à récolter sont souvent gaspillés à cause du manque de sécurité. La gravité de ces crises est insupportable».
Les rues sont désertes. Seules certaines maisons semblent encore habitées. Malek espère que la vie pourra bientôt reprendre son cours normal. «Si ce n’est pas le cas, nous nous mettons à l’abri. Même si, dans une guerre, il n’y a pas vraiment pas d’endroit sécurisé… », lance -t-il un brin désabusé.
Les explosions et les tirs des derniers jours ravivent de douloureux souvenirs. «Pendant la guerre de 2006, la situation était bien pire. Nous avions très peur, reprend Samira. Pourquoi devons-nous vivre constamment dans la peur?» ?
L’économie de la région a décliné de manière sensible. De nombreuses entreprises locales ont fermé, et les agriculteurs peinent à écouler leurs produits en raison des restrictions de mouvement. L’accès au marché est devenu très limité, et les prix des denrées alimentaires ont flambé, rendant la vie quotidienne de plus en plus difficile. «Tout ce que nous faisons, c’est attendre impatiemment les nouvelles, en espérant une trêve», relate Malek en caressant son chat.
La famille Karam a décidé depuis plusieurs mois déjà de vivre au jour le jour, avec pour priorité, se procurer des biens de première nécessité, sans se mettre en danger.
La guerre déclenchée par le Hezbollah a plongé cette famille et les habitants de Marjayoun dans une situation de dépendance à l’aide humanitaire qui est pratiquement inexistante.
Dans cette ambiance de guerre, avec une population à bout de souffle, un État et une administration agonisants, chacun essaie de trouver ses propres moyens de survie. Les questions qui hantent les habitants de Marjayoun, et surtout la famille Karam, sont les suivantes: jusqu’à quand cela va continuer? Comment survivre cette fois?
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