Au XIXe siècle, avec l’industrie de la soie et son exportation, Beyrouth et le Mont-Liban se complètent et s’accompagnent dans leur modernisation. Alors que Beyrouth vit un formidable progrès technique dans son éclairage public, son transport et ses communications, le Mont-Liban se démocratise. Les conseils municipaux sont élus, le féodalisme recule, la femme se libère, et les écoles et facultés francophones se multiplient.
Au XIXe siècle, la production de la soie constituait 50% du produit intérieur brut du gouvernorat du Mont-Liban. Mais une révolution industrielle et économique se doit d’être accompagnée des infrastructures nécessaires. Il a ainsi fallu assurer des comptoirs financiers bientôt mutés en banques par les Lyonnais, à la fois pour les opérations de prêt et pour les transferts de fonds. De même a-t-il fallu établir des agences de transport et réorganiser les structures politiques subsidiaires, donc municipales. La société du Mont-Liban allait se transformer de fond en comble.
Progrès techniques et démocratisation
En plus de la libération de la femme, désormais ouvrière, c’est toute la société qui s’est démocratisée avec l’élection des conseils municipaux, comme celui de Jounieh dès 1879. Le pouvoir féodal, héritier d’une mentalité médiévale, reculait progressivement devant la formation d’une bourgeoisie. Les familles seigneuriales devaient permettre aux paysans d’acquérir graduellement des terres pour leur propre compte. Car elles devaient se protéger en diminuant les risques dus aux fluctuations du marché aggravées par les investissements à long terme que représentait la plantation des mûriers.
Cette perméabilité entre couches sociales est venue se doubler d’une symbiose druzo-chrétienne déjà expérimentée et vécue depuis la principauté. Le sentiment d’appartenance à une entité montélibanaise a été affermi avec le gouvernorat, au sein des villages, des champs, des écoles et des filatures.
Beyrouth cosmopolite
La Montagne avait besoin d’un port et d’une cité, et Beyrouth avait besoin de la Montagne. Le sultan ottoman Abdul Hamid II voyait dans la formation occidentale des Montélibanais une chance pour son projet de modernisation de Beyrouth. Les écoles et universités se multipliaient. Alors que les soyeux et jésuites lyonnais fondaient banques et facultés, c’est la langue française qui allait se voir propulsée devant l’italien, fortement établi depuis Fakhreddin II, avec notamment le Collège maronite de Rome.
Au pouvoir de 1876 à 1909, Abdul Hamid II ne faisait qu’embellir Beyrouth; il l’a connectée à l’Europe par le port et le gouvernorat du Mont-Liban par les voies ferrées. Le port a ainsi été agrandi en 1887, et un chemin de fer a traversé la montagne vers la Syrie en 1895. Un second train a été créé en 1901, le long du littoral reliant Maameltein (Kesrouan) à Mdawar (Beyrouth). Enfin, un tramway est venu enrichir Beyrouth en 1906.
Le sultan ne se contentait pas des facultés et des banques lyonnaises. Il a également inauguré des monuments tels que le Grand Sérail et la tour à l’horloge en 1877, suivis du Petit Sérail, de la fontaine Hamidiyé et du jardin des Arts et métiers, et réhabilité la forêt des Pins. En 1885, il éclairait la ville au gaz, et, en 1899, il ouvrait les bureaux des postes et télégraphes. Beyrouth était devenue une ville moderne et cosmopolite, au pied d’une montagne dotée de 183 filatures de soie, de collèges et de séminaires ouverts sur l’Occident.
La Première Guerre mondiale
La chute du sultan ottoman Abdul Hamid II, remplacé par les nationalistes turcs, a mis un terme à cette ère de prospérité. Les Jeunes turcs rêvaient de remplacer l’empire, de nature fédérale, par un modèle monoculturel d’État-nation. Pour obtenir un terroir ethniquement homogène, ils ont commencé à penser le nettoyage ethnique. Ce génocide est devenu possible avec l’éclatement de la Grande Guerre en 1914. Dès 1915, ils commençaient la déportation des Arméniens et abolissaient l’autonomie du Mont-Liban pour y planifier la mortelle famine.
Le mûrier, jusque-là appelé “arbre d’or”, est soudainement devenu une malédiction. Cette agro-industrie, qui avait graduellement remplacé toutes les autres cultures, a rendu les Libanais dépendants des céréales de la Békaa, de Homs et du Hauran. Le blocus terrestre, imposé par les Turcs, a très vite provoqué Kafno, la grande famine, qui a décimé la moitié des Libanais. En même temps que les armées ottomanes réquisitionnaient le peu de céréales qui restait, elles ont procédé au déboisement de la montagne. Tous les mûriers ont été arrachés pour servir de combustible à leurs locomotives et leurs bateaux à vapeur.
La fin d’une époque
La sériciculture libanaise ne se remettra jamais de la guerre de 1914-1918. Durant sa période de reconstruction, elle devait affronter la concurrence des marchés d’Extrême-Orient et, après la Deuxième Guerre mondiale, l’apparition des fibres chimiques qui ont causé son déclin à partir de 1945. La guerre de 1975 lui a infligé le coup de massue avec le pillage systématique et la destruction des plus belles et plus riches magnaneries des environs de Beyrouth et de la Montagne.
C’est encore la ville de Lyon qui, à Bsous, est venue à la rescousse de l’une d’elles en lui offrant, en 2004, deux métiers à tisser provenant de la collection de son École municipale de tissage. Cette magnanerie convertie en musée a été restaurée en 1998 et dotée d’un jardin botanique exceptionnel. Elle expose les étapes de la production, de la chenille du papillon Bombyx mori jusqu’aux métiers à tisser, en passant par les cocons, la chrysalide et les ballots. Elle témoigne de la riche histoire de la soie qui a fait la prospérité du gouvernorat du Mont-Liban et qui lui a permis d’exister. Le sauvetage de ce monument, comme hymne à la beauté, est aussi un acte de résistance dans un pays dont la culture et la mémoire sont toujours aussi menacées que la vie de ses habitants.
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