En ces temps de violence et de guerre, les traumatismes psychiques font rage. Attentats, conflits armés... Les victimes, profondément meurtries, voient leur vie basculer. À travers le prisme de la psychanalyse, nous explorerons différentes facettes de leur calvaire et les voies d'une reconstruction possible.
Comme nous l’avons écrit dans notre précédent article, un traumatisme provoque un effondrement psychique, une sidération qui laisse un sujet vacillant, sans défense face à l’effraction sismique et à la rupture brutale du sentiment de continuité d’existence.
Les Libanais vivent, depuis de trop longues années, dans un environnement traumatogène. La répétition de situations de guerres chaudes ou froides, les graves soubresauts financiers et sociaux, l’effondrement de leurs ressources économiques, la confrontation quotidienne aux catastrophes personnelles ou collectives dont ils doivent, seuls, se dépêtrer, les sentiments d’angoisse et d’insécurité permanents, la récidive des conflits armés entre les factions, toutes ces causes et bien d’autres qu’il serait trop long à énumérer et qui ne sont pas moins désorganisatrices, ne peuvent qu’engendrer des troubles majeurs psychosomatiques qui perdurent bien après l’événement. Les recoupements de nombreuses études montrent que les traumatismes sont massifs et s’inscrivent dans la durée : les chiffres révèlent qu’une large majorité de la population présente des symptômes de séquelles post-traumatiques. Anxiété chronique, hypervigilance, cauchemars récurrents, dépression sont très fréquents, la vie affective, les relations sociales, l’activité professionnelle sont entravées.
Ainsi, après l’explosion du port en 2020, beaucoup décrivent, encore aujourd‘hui, un état de mort psychique, un sentiment d'irréalité, comme si une partie d'eux-mêmes était restée figée dans l'horreur. D'autres sont assaillis de reviviscences envahissantes, plongés malgré eux dans le chaos des explosions. Car l'impact psychique des traumas se déploie sur des générations. Les séquelles post-traumatiques envahissent la vie relationnelle et familiale : c’est la confusion des repères, l’angoisse généralisée, la perte du sentiment d’appartenance qui viennent saper les liens.
Les enfants libanais apparaissent particulièrement vulnérabilisés. Selon l'UNICEF, plus de la moitié des enfants libanais présentent des signes de détresse psychologique liée aux conflits. La pléthore d’informations et d’images véhiculées par les médias les expose à une réalité crue faite de destructions massives, de visions apocalyptiques d’effondrements d’immeubles entiers ainsi que de corps sans vie ou ensanglantés. Aujourd’hui, les bombardements incessants, les massacres de civils, les exodes forcés ne peuvent que laisser des traces indélébiles dans leur psyché. Ils sont à l’origine de l’apparition de symptômes majeurs : terreurs nocturnes, incontinence, agitation, repli sur soi, anxiété chronique, difficultés dans l’utilisation de leurs capacités intellectuelles. Leur Moi est fragilisé, les liens familiaux peinent à les sécuriser, leurs parents étant tout aussi désemparés, ne parvenant pas à dissimuler leurs propres insécurités.
Beaucoup de Libanais décrivent un sentiment d'irréalité, de dépersonnalisation, comme si les événements se déroulaient derrière un écran. D'autres sont envahis par des reviviscences traumatiques, des flashbacks intrusifs qui les replongent dans l'effroi des bombardements.
Au-delà des sujets directement exposés aux violences, c'est toute la société libanaise qui est affectée par les traumatismes de guerre. Les séquelles psychiques s'inscrivent dans une mémoire collective douloureuse. Les traumas non élaborés des ascendants font retour chez les descendants, les assignant à une répétition mortifère.
En dépit de ce tableau clinique très préoccupant, nous constatons néanmoins qu’une bonne partie de la population libanaise poursuit une vie qui tend à vouloir conserver une apparence de normalité. Et lorsqu’on interroge certains sur les effets de la guerre et ses conséquences traumatiques sur leur psychisme, ils répondent qu’ils "font avec".
Peut-on vraiment "faire avec" ? Peut-on vivre avec ses traumatismes ?
Parmi les nombreux mécanismes de défense qui jouent un rôle crucial dans la manière dont un individu réagit aux expériences traumatiques, il en existe deux qui pourraient nous fournir une réponse : ce sont le déni et le clivage.
Le déni consiste à refuser de reconnaitre, le plus souvent inconsciemment, une réalité traumatisante et ses effets somatopsychiques insoutenables. Ainsi, un sujet peut évoquer tout un ensemble de raisons afin de justifier les malaises qu’il ressent ou les cauchemars qui viennent le hanter, sans établir de lien avec le choc subi.
Le clivage consiste à diviser les expériences en compartiments distincts. Cela permet à un sujet de maintenir des situations contradictoires sans les métaboliser. Ainsi, il peut séparer les éprouvés traumatiques de sa conscience quotidienne et se persuader de fonctionner normalement, même au prix de difficultés à établir une perception cohérente de soi et du monde.
Mais si ces mécanismes parviennent à procurer une certaine forme de protection psychique à plus ou moins court terme, ils peuvent rendre beaucoup plus complexe une guérison à long terme.
De nombreuses études indiquent que les conséquences traumatiques peuvent persister parfois toute une vie, si rien n’est entrepris pour en délivrer les victimes.
En voici quelques-unes observées chez certains sujets traumatisés au Liban :
-Une répétition récurrente des événements traumatiques qui maintient les symptômes actifs, tels les cauchemars, les phobies ou des troubles psychosomatiques. Les traumatismes demeurent actifs en arrière-plan, prêts à refaire surface.
- La perturbation des liens aux autres, rendant les relations plus difficiles en maintenant un état de défiance et de retrait social.
- La persistance de troubles somatiques chroniques tels que des maux de tête, des tensions nerveuses, une réactivité accrue à tout ce qui peut évoquer la peur ou l’angoisse, prolongeant ainsi l’impact des traumas sur le corps et l’esprit.
- La prolongation de la souffrance sous forme de sentiments de désespoir, d’abattement et d’impuissance
Néanmoins, si le traumatisme laisse des traces indélébiles, il ne dit pas tout du destin d'un sujet. À condition de ne pas le réduire à son statut de traumatisé, mais de miser sur sa part vivante, aussi fragile soit-elle. En témoignent les trajectoires singulières de nombre de victimes, inventant de nouvelles formes d'engagement et de résistance.
À ces sujets, il faut offrir des espaces où leur détresse puisse se dire afin que des possibilités de dégagement émergent. L'enjeu est de relancer les processus de symbolisation figés par le trauma, de permettre une reprise de l'activité de liaison psychique.
C’est ainsi que le travail analytique vise à réinscrire l'expérience traumatique dans une trame narrative, à la doter d'un sens partageable. Il s'agit d'aider le sujet à se réapproprier son histoire, fût-elle en ruines, et à remobiliser ses ressources créatrices. En restaurant un sentiment de continuité et de cohérence identitaire, en relançant la dynamique désirante, de nouvelles voies de vie peuvent s'ouvrir.
Mais cette reprise de vie n'est possible que si une reconnaissance sociale des traumatismes subis a lieu. D'où l'importance d'un travail de mémoire et de justice, pour faire reconnaître aux victimes leur statut de sujets à part entière. C'est tout le sens d'une "clinique du trauma", articulant l'abord singulier et la prise en compte du contexte social et politique.
Commentaires