Si l'on considère qu'au Liban, malgré un cessez-le-feu précaire, nous sommes dans le temps d'après-guerre, la crise, expérience fondatrice selon René Kaës, ouvre un espace de transformation entre ruptures et sutures.
“C'est par la crise que l'homme se crée homme, et son histoire transite désormais entre crise et résolution, entre rupture et suture.” René Kaës.
Cette citation du psychanalyste René Kaës pourrait-elle nous aider à ne pas demeurer dans une certaine procrastination, dans la haine de soi et de l'autre, ou dans la répétition des mêmes conduites délétères?
Les ombres du passé lointain et récent ne cesseront de nous hanter. Néanmoins, nous nous trouvons aujourd'hui au temps d'après. Celui d'après la guerre, d'après la crise collective comme aussi d'après nos crises intimes provoquées par la violence ambiante. Ce temps d'après un énième affrontement et ses dévastatrices conséquences. Le temps d'un retour à une vie qui exige l'invention d'une existence subjective et collective régénératrice.
C'est aussi le temps d'une prise de conscience d'un autre conflit, récurrent celui-là, peut-être plus prégnant à ce moment de notre histoire, celui de la lutte entre pulsions fondatrices et pulsions ravageuses.
S. Freud a développé l'idée que les conflits internes débouchant en crises sont inhérents au développement humain. Toute la vie de l'individu est marquée par des crises identitaires et des conflits inconscients, résultant des rapports dynamiques entre les instances psychiques, particulièrement des tensions engendrées par les luttes entre les pulsions antagonistes de vie et de mort.
J. Lacan, lui, a conceptualisé la crise comme une “chute dans le Réel”, moment où le sujet est confronté à ce qui échappe à toute représentation, à toute symbolisation, tout en relevant que ces moments de rupture sont nécessaires à la construction du sujet, car ils permettent la réorganisation des rapports entre le symbolique, l'imaginaire et le réel.
Quant à la notion de “suture” avancée par Kaës, elle nous éclaire sur le processus de cicatrisation psychique qui s'opère dans l'après-coup de la crise. Le travail de suture implique un effort de symbolisation, de mise en récit et de réinscription de l'expérience critique dans une nouvelle configuration psychique. Cette élaboration progressive permet au sujet de restaurer une continuité dans son histoire, d'intégrer la part d'étrangeté et de négativité révélée par la crise, et de renouer des liens vivifiants avec son environnement.
Dans Crise, rupture et dépassement, René Kaës nous présente la crise comme une expérience constitutive, un carrefour existentiel qui exige de délaisser un monde connu et rassurant pour s'aventurer dans de nouvelles terres à explorer. Elle se manifeste, certes, comme une période de transition marquée par la souffrance, l'angoisse, la confusion et la désorganisation psychique, mais elle fournit la possibilité d'une ouverture à une potentialité de reconstruction. Car l'histoire de tout sujet s'érige dans ce mouvement permanent entre les moments de rupture, les phases de résolution et les périodes de redressement. C'est à travers ce processus de transformation que l'individu se forge. Entre la rupture et la suture se déploie un espace transitionnel crucial où se jouent les avatars de l'affectif, du social et du psychique, et où se tissent ensemble les éléments qui constituent la singularité d'une personne. Cet entre-deux est le creuset même de la métamorphose psychique.
Kaës développe une conception du sujet comme fondamentalement “singulier pluriel”, un sujet qui émerge à travers ses liens aux autres, qui se construit dans l'intersubjectivité et qui n'existe que dans sa relation à plus d'un autre. Ce sujet en crise n'est jamais un être isolé: il est pris dans un réseau d'alliances et de ruptures, de liens conscients et inconscients qui le relient à ses groupes d'appartenance tels que la famille, les institutions, le milieu socioculturel. La crise vient justement mettre à l'épreuve ces contrats narcissiques et ces pactes qui structurent notre être-ensemble, révélant les failles de nos agencements collectifs. Lors de crises collectives telles que les guerres, les catastrophes, les pandémies, c'est tout l'édifice du lien social qui se trouve ébranlé. Les cadres sociaux qui soutiennent notre sentiment de continuité et de sécurité psychique vacillent, laissant le champ libre à des angoisses archaïques de morcellement et de perte. Mais ces moments de désarroi partagé nous offrent l'occasion d'une refonte des alliances intersubjectives, d'une réinvention créative des modalités du vivre-ensemble. De nouveaux pactes se scellent, de nouvelles solidarités se tissent pour faire face à l'adversité et redonner un sens partagé à l'expérience traumatique. Cette conception de la crise comme moment créateur est tout à fait en phase avec celle d'un sujet qui se construit dans une dialectique permanente entre désorganisation et réorganisation psychique, toujours en lien avec l'autre et le social.
La pandémie de Covid-19 offre un bon exemple de la manière dont une crise globale peut venir bouleverser en profondeur nos repères individuels et collectifs. Au-delà de ses impacts sanitaires et économiques, cette crise a plongé l'humanité entière dans une expérience inédite de confinement, d'isolement et de rupture des liens sociaux. Face à la menace invisible du danger, nos défenses psychiques habituelles se sont trouvées mises en échec, laissant la place à des angoisses primitives de contamination, de morcellement et de mort. Mais cette épreuve de déstabilisation a aussi été l'occasion d'une remarquable mobilisation des ressources psychiques et relationnelles. Confrontés à l'incertitude et à l'impuissance, les individus et les communautés ont fait preuve d'une grande créativité pour inventer de nouvelles formes de solidarité et de lien social, à travers les réseaux sociaux, les initiatives de soutien mutuel, les applaudissements collectifs... La crise est devenue un espace paradoxal où se sont rejouées les grandes questions existentielles de la vie et de la mort, de la solitude et de la solidarité, du sens et du non-sens. Nombreux sont ceux qui ont saisi cette occasion pour opérer un retour sur soi, interroger leurs priorités de vie, renouer avec leur créativité intérieure.
Notre pays offre également une illustration saisissante de la manière dont une nation et ses habitants sont mis à l'épreuve par des crises à répétition. Guerres, conflits politiques, effondrement économique, explosion dévastatrice ont créé une accumulation phénoménale de ruptures qui ont exigé une reconstruction psychique permanente. Face à ces épreuves, la population a développé des mécanismes de réajustement remarquables en créant des réseaux de soutien qui permettent d'atténuer quelque peu une souffrance individuelle ou collective qui a mis à nu la fragilité de la condition humaine. Face à la déliquescence des institutions et au vide sidérant laissé par les traumatismes, les Libanais ont inventé de nouvelles formes de lien et d'entraide. Des initiatives solidaires se sont mises en place, des réseaux de soutien se sont organisés, des espaces de parole et de création artistique ont émergé pour panser les blessures individuelles et collectives. En en payant, tout de même, le prix fort, les Libanais sont devenus les dépositaires d'une mémoire de la crise qui est aussi une mémoire de la lutte pour la vie, une force qui a pu se transmettre de génération en génération.
En dépit ou peut-être à cause de l'immensité des enjeux et d'un formidable chantier d'un nécessaire réaménagement, la crise libanaise porte en elle les germes d'une possible refondation. En mettant à nu les failles du système politique, économique et social, elle invite à une remise en question radicale des fondements du vivre-ensemble. De nouveaux acteurs devraient pouvoir émerger, porteurs d'aspirations démocratiques et de projets alternatifs. Des mouvements citoyens pourraient se structurer pour réclamer plus de justice, de transparence et de participation. La crise pourrait devenir ainsi un laboratoire vivant où s'expérimentent de nouvelles formes de gouvernance, de solidarité et de créativité sociale, ouvrant la voie à une possible renaissance du pays.
Ainsi, la crise actuelle peut ne pas être perçue comme une fatalité, mais plutôt comme un appel. Un appel à la lucidité et à la responsabilité, un appel à prendre en main notre destin individuel et collectif. En nous arrachant à nos illusions de toute-puissance, de maîtrise et d'élimination de tout alter, elle nous ramène à l'essentiel: à mettre en marche notre capacité à faire face à l'incertain, à nous réinventer dans l'adversité, à puiser dans nos ressources les plus profondes pour bâtir un monde plus vivant, plus juste et plus humain.
Nous pouvons alors compléter la citation de Kaës: “C'est par la crise que l'homme se crée homme, et son histoire transite entre crise et résolution, entre ruptures et sutures. Entre ces limites, un espace de possible création, de dépassement et de jeu: ce que D.W. Winnicott a appelé l'espace transitionnel.”
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