Une page assassine et sanglante de l’histoire contemporaine du Liban est, enfin, tournée… La page d’un demi-siècle d’occupation et de tyrannie meurtrière. Avec aujourd’hui, dans le lot, un grand message d’espoir: celui de saisir ce moment historique afin de tourner une autre page non moins sombre, celle de près d’un siècle de rapports tumultueux et conflictuels entre le Liban et la Syrie…
Dès les premières années qui ont suivi la proclamation du Grand-Liban, en 1920, les relations bilatérales ont rapidement connu des périodes fiévreuses, provoquées par les tentatives répétées des pouvoirs successifs en place à Damas de phagocyter la nouvelle entité libanaise, d’imposer leur diktat politique au pays du Cèdre, de l’amener sous la pression à s’aligner sur leurs options économiques dirigistes, voire sur leur vision de la société! Georges Naccache avait décrit d’une manière particulièrement explicite cette profonde crise existentielle dans un éditorial daté du 9 mars 1950. S’adressant au Premier ministre syrien, Khaled el-Azem, alors qu’une vive tension marquait à l’époque les rapports économiques entre les deux pays, il écrivait: “Là où vous pensez ‘murs’, ‘cloisons’, ‘fossés’, toute notre histoire répond ‘espace’, ‘libres horizons’, ‘échanges et mouvements’ (…). Ce Liban, s’il n’était d’abord liberté, ne serait rien (…). Nous sommes le produit d’une universelle conjuration des pensées et des richesses des peuples (…). Ne nous demandez pas de nous emmurer avec vous.”
C’est ce clivage dénoncé il y a soixante-quinze ans par Georges Naccache qu’il est devenu nécessaire de surmonter définitivement aujourd’hui à la faveur de l’irrésistible révolution populaire qui a mis fin en une dizaine de jours à plus de cinquante ans de dictature sanguinaire et de diktat implacable que la famille Assad s’obstinait à vouloir imposer au Liban. Le commandement des rebelles syriens a adressé dans ce cadre aux Libanais, quarante-huit heures avant la chute de Damas, un message dans lequel il prône l’établissement de relations bilatérales fondées sur “le respect mutuel des droits des peuples, loin de toute ingérence dans les affaires de l’autre partie”. Relevant que les Libanais ont “enduré autant que le peuple syrien des méfaits du régime Assad”, le message se prononce pour des relations cordiales entre “les deux peuples et les deux États”. Ce dernier point revêt un caractère symbolique qui n’est pas dépourvu d’importance du fait qu’il se situe aux antipodes de ce qu’était la position du régime Assad qui s’obstinait à faire admettre l’idée de relations bilatérales fondées sur l’existence “d’un seul peuple dans deux États”.
Jusqu’à preuve du contraire, cette révolution syrienne affiche sa volonté de demeurer respectueuse des spécificités et de la souveraineté de chacun des deux pays. Si cette position de principe venait à se confirmer dans les faits, il serait alors possible d’ouvrir une nouvelle page historique dans les relations bilatérales, de tourner la page des appréhensions exprimées par Georges Naccache dans son éditorial. Avec la chute spectaculaire du régime Assad et l’avènement d’une nouvelle classe politique à Damas, la population libanaise devrait pouvoir être libérée, enfin, des comportements belliqueux semblables à celui qui s’est manifesté pendant un demi-siècle par des actions meurtrières, déstabilisatrices et destructrices.
Plus important encore… Dans le prolongement de la révolution populaire de ces derniers jours, il ne devrait plus y avoir de place désormais à des lignes de conduite et des politiques d’un autre temps telles que le recours aux assassinats politiques en série, comme en 2005 lors de la révolution du Cèdre; l’instauration de pouvoirs sécuritaires répressifs, sans foi, ni loi; le soutien continu à des milices s’érigeant en mini-États concurrents de l’État; l’entreposage en plein quartier résidentiel de tonnes d’explosifs destinées à la répression; des chasses aux sorcières semblables à celle lancée dans les années 1990 et 2000 contre des cadres contestataires; l’orchestration de procès politiques iniques similaires à ceux qui avaient été façonnés sur mesure par l’appareil sécuritaire libano-syrien pour neutraliser et dissoudre les Forces libanaises; l’incarcération prolongée d’opposants politiques comme ce fut le cas avec Samir Geagea parce qu’il refusait de se soumettre au diktat du régime Assad; l’organisation de vastes opérations de contrebande comme celles qui ont pompé le Trésor public et miné le sectaire bancaire du pays…
Avec la chute du régime Assad, les Libanais (à l’instar d’ailleurs des Syriens) devraient bénéficier de l’antithèse de tous ces types de comportements auxquels s’est livrée la Syrie baassiste pendant plus de cinquante ans. C’est alors qu’il deviendra possible d’établir entre Beyrouth et Damas, pour la première fois de leur histoire, des relations équilibrées, rationnelles et saines, fondées sur des intérêts communs bien compris. Le Liban aurait de ce fait tiré sensiblement profit de l’impact historique de l’actuelle révolution syrienne.
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