
Le Beit Gazo est le recueil des chants syriaques composés dès le IVe siècle avec saint Éphrem et saint Jacques de Saroug, enrichi durant plus d’un millénaire et récolté par le patriarche maronite Estéphanos Douaihy au XVIIe siècle. Toujours transmis par la tradition orale, c’est seulement en 1899 que le bénédictin Dom Jean Parisot l’a pourvu des premières notations musicales.
Que connaissons-nous aujourd’hui du trésor musical parti du Levant et de nos montagnes pour féconder l’Occident de ses mélodies et de sa poétique? Ces chants qui font encore vibrer les voûtes de nos humbles églises de campagne ou de quelques quartiers en ville ou en banlieue remontent sans interruption aux IVe-Vᵉ siècles. Saint Éphrem et Saint Jacques de Saroug ont initié un patrimoine qui a dépassé leur monde oriental pour marquer le christianisme dans son ensemble.
“Le haut Moyen Âge est à peine l'Occident”, disait André Malraux, “c'est la forêt d'un Orient qui connait les chants syriaques avant de recevoir les chapes byzantines.”
Le Beit Gazo
Ce patrimoine n’a fait que s’enrichir pour constituer un univers mélodique et un inestimable trésor. C’est d’ailleurs ce que signifie le nom de son répertoire connu comme Beit Gazo (le trésor). Durant plus d’un millénaire, sa transmission ne s’est faite que grâce à la tradition orale.
Comme pour les autres domaines culturels, c’est une fois de plus le patriarche Estéphanos Douaihy qui, au XVIIᵉ siècle, a constitué la première collection écrite des paroles du chant maronite. Mais il faudra attendre la fin du XIXᵉ siècle pour voir une notation de la musique par le bénédictin français Dom Jean Parisot. Les travaux colossaux du patriarche et du bénédictin seront repris par le père Louis Hage à l’Université Saint-Esprit de Kaslik durant les années 1980.
Plusieurs des textes de ce trésor remontent aux IVᵉ-Vᵉ siècles et sont des chefs-d’œuvre de l'Antiquité syriaque. Ils révèlent la culture et le caractère profond de ces sociétés. Pour Dom Jean Parisot, “ces compositions méritaient d'être recueillies comme des inspirations du génie oriental et des manifestations de l'art populaire, intimement liées à la vie des peuples, dont elles nous expriment exactement le caractère.”
La musique, la poésie et l’art sont des cristallisations de l’identité. Ils expriment l’imaginaire et l’ineffable tout en permettant leur transmission générationnelle. “Devant l'existence de la poésie”, disait André Malraux, “comment n'éprouverions-nous pas que les formes d'une civilisation, son style, sont l'incarnation de son imaginaire?”
Ouvrage manuscrit du patriarche Estéphanos Douaihy sur les strophes types du chant syriaque maronite. VIIᵉ siècle.
(Photo Louis Hage)
Dom Jean Parisot
C’est en 1899 que Dom Jean Parisot effectuait la première notation du chant syriaque au Liban, afin d’éviter, disait-il, les déformations du chant traditionnel. Jusque-là, plusieurs manuscrits syriaques employaient encore des signes musicaux qui constituaient, pour reprendre le père Louis Hage, “un système de points grammatico-musical. D'autres remontant pour la plupart au bas Moyen Âge”, écrivait-il encore, “sont pourvus de signes semblables à ceux du vieux byzantin”.
Ce système grammatico-musical n’est autre que la Massore karkaphienne. Cette tradition, dont certains attribuent l'origine à la ville de Karkaph en Mésopotamie, est citée par le savant maronite Assémani comme étant propre aux populations des montagnes de Phénicie et de Mésopotamie. Son emploi dans le Mont-Liban est attesté dans plusieurs manuscrits qui révèlent la richesse et la complexité d'un tel système de notation où, comme le relevait Paulin Martin, “la place, le nombre, la couleur, tout enfin, jusqu'à la grosseur des points est réglé, prescrit, déterminé”.
Dom Jean Parisot avait pour mission “de recueillir et de noter”, comme il le précisait lui-même, “des airs maronites, syriens et chaldéens”. C’est-à-dire, en d’autres termes, les airs syriaques du Liban, de la Syrie chrétienne (entre Édesse et le Tour-Abdin en Turquie actuelle) et de Mésopotamie (entre Ninive et Diyarbakir en Turquie actuelle).
Il a accompli sa compilation avec l’aide de Monseigneur Debs, archevêque maronite de Beyrouth, de Monseigneur Boustani, archevêque maronite de Sidon, et grâce à la collaboration des chanteurs solistes de Beyrouth et de Sidon issus du séminaire de Ain-Warqa. D’emblée, il constatait qu’il “se trouvait en présence d’une notable quantité de mélodies”, et qu’aucune d’elles n'était notée, disait-il, “puisque les livres n'en présentaient que le texte”.
La virtuosité
Le chant syriaque en général répugne à faire étalage de virtuosité. Cette aversion pour les artifices est encore plus flagrante chez les maronites que leur caractère montagnard rend plus sensibles à la structure et à la puissance du rythme. Celui-ci révèle à la fois le travail des cultures en terrasse et la taille du rocher, ainsi que la marche ascendante en montagne et le rythme cardiaque.
“Leurs origines religieuses et l'âpre nature qui les entoure les ont profondément marqués d'une double empreinte, à la fois mystique et rude”, écrivait l’ambassadeur René Ristelhueber au sujet des maronites. Leur chant est ainsi fait à la fois d’austérité et d’humilité. Comme le signalait Dom Jean Parisot, “le chant oriental excelle à rendre les sentiments doux, suppliants et timides. Il sait bien s'humilier, rajoutait-il”.
Cependant, cette austérité est par-dessus tout spirituelle. Elle est liée au principe de l’art syriaque qui bannit les artifices. Son chant, comme son écriture et sa peinture, est toujours en rapport avec le Melto (le Verbe) qui lui confère une dimension sotériologique. Car dans sa pureté, ce chant est assimilé au Verbe incarné du Fils sauveur.
L’austérité
“Au point de vue mélodique, les chants syriaques, moins passionnés dans l'expression que les chants profanes des Arabes, sont d'un caractère calme”, lit-on encore chez Dom Jean Parisot. Les virtuosités musicales ou vocales sont perçues comme des obstacles à la rencontre de l’absolu qui ne peut être que vérité dans sa pureté.
Du Mont-Liban des maronites à la Haute-Mésopotamie des chaldéens, le constat est le même. Dom Jean note que “généralement, les airs chaldéens, soustraits à l'action de la musique arabe, sont construits sur des modes plus simples, franchement diatoniques, en même temps qu'ils sont d'un beau caractère mélodique”.
Les enjolivements gratuits que nous percevons aujourd’hui dans le chant syriaque maronite sont souvent dus à l’influence de la musique arabe et demeurent étrangers au principe d’austérité, de retenue, voire d’abstinence. Cette sobriété est assimilée à la simplicité, donc à la Vérité, et par là, à la rencontre de l’Absolu. La vision est eschatologique et le processus est constamment sotériologique dans ses diverses manifestations artistiques, qu’elles soient musicales, picturales ou architecturales.
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