
Palme d'Or à Cannes et quintuple lauréat aux Oscars 2025, le film de Sean Baker déconstruit le mythe de Cendrillon moderne à travers l'histoire d'une strip-teaseuse et d'un oligarque russe. Un succès critique qui ne fait pourtant pas l'unanimité.
Avec Anora, Sean Baker signe une œuvre oscillant entre comédie dramatique et satire sociale. Couronné à Cannes, puis aux Oscars 2025 – où il décroche cinq statuettes, dont celles du meilleur film et de la meilleure actrice pour Mikey Madison –, ce long-métrage divise pourtant la critique. À travers l'histoire d'Ani, strip-teaseuse qui épouse un oligarque russe, Baker revisite le mythe de Pretty Woman à l’aune des inégalités contemporaines. Mais cette création méritait-elle de tels honneurs?
Depuis Tangerine (2015) et The Florida Project (2017), Sean Baker s’est imposé comme une figure incontournable du cinéma indépendant américain. Son regard acéré sur les marges de la société et son talent pour allier comédie et analyse sociale font de lui un cinéaste singulier. Avec Anora, il pousse encore plus loin son exploration des illusions du rêve américain, abordant frontalement la marchandisation du corps, l’emprise du capitalisme et les dynamiques de pouvoir dans les relations intimes.
Baker se distingue aussi par son attachement au réalisme: il tourne souvent avec des acteurs non professionnels et privilégie des décors naturels. Cette approche, qui faisait la force de The Florida Project, trouve ici un écho particulier dans le portrait de Brooklyn et ses night-clubs, où évolue Ani avant sa rencontre avec l’oligarque Vanya.
Toutefois, contrairement à ses précédentes réalisations, où il laissait une place à la poésie et à la tendresse, Anora adopte un ton plus frontal, plus cynique. Il ne cherche pas à adoucir son propos et livre une satire au vitriol, ce qui peut expliquer l’accueil partagé qu’il a reçu.
Le point fort du film réside dans l’interprétation de Mikey Madison. Remarquée dans Once Upon a Time in Hollywood, elle livre ici une prestation saisissante dans le rôle d’Ani, personnage à la fois libre et vulnérable, naïf et manipulateur. L’actrice incarne cette dualité avec une justesse rare. Son regard, oscillant entre espoir et désillusion, porte le récit. Elle compose une héroïne qui refuse d’être réduite à son métier, tout en restant prisonnière d’un monde où argent et pouvoir dictent les règles. Son jeu, unanimement salué, impressionne par sa profondeur, même si l’ensemble de l’œuvre présente certaines faiblesses.
Les limites du film
Bien qu’acclamé, Anora n’échappe pas aux critiques. Sa durée excessive revient souvent dans les reproches. Baker a toujours privilégié un rythme lent, mais ici, certains passages s’étirent inutilement, un défaut déjà présent dans Red Rocket et qui s’accentue. Le manque d’émotion est un autre point soulevé. Malgré la force de son actrice principale, le film peine à créer une véritable connexion avec le spectateur. Là où The Florida Project alliait regard social et douceur, Anora reste plus froid, plus distant. Enfin, le scénario souffre d’un certain manque de surprise. L’idée de déconstruire Pretty Woman séduit, mais l’intrigue suit des schémas attendus et manque parfois de subtilité. L’opposition entre Ani et l’univers des oligarques russes aurait gagné à être plus nuancée.
Néanmoins, Anora marque les esprits grâce à sa scène finale. Ani, dans une voiture sous la pluie, fond en larmes tandis que les essuie-glaces balaient le pare-brise. Ce moment d’une rare intensité a suscité diverses interprétations. Certains y voient une libération émotionnelle, l’apogée du parcours d’Ani. Après avoir tout tenté pour échapper à sa condition, elle se retrouve face à elle-même, défaite, mais lucide. D’autres y perçoivent l’illustration de son enfermement persistant. Malgré ses efforts, elle demeure prisonnière d’un monde où elle n’a jamais eu le contrôle. Son rêve d’émancipation brisé, elle est rattrapée par les réalités du capitalisme et du patriarcat. Cette conclusion, visuellement et émotionnellement puissante, rehausse en partie une œuvre inégale.
Anora vs Pretty Woman
La comparaison entre ces deux longs-métrages s’impose naturellement. Tous deux partent d’un postulat similaire – une femme en situation précaire rencontrant un homme riche – mais en tirent des conclusions diamétralement opposées. Pretty Woman vend un conte de fées où l’amour transcende les barrières sociales. Anora déconstruit cet idéal. Ani ne trouve pas de prince charmant, mais un monde cynique où tout s’achète. Sa relation avec Vanya ne relève pas du romantisme, mais d’une transaction. Le ton diffère radicalement. Là où Pretty Woman “glamourise” le travail du sexe, Anora en expose la précarité, l’exploitation et la brutalité.
Le contraste est encore plus flagrant dans leur conclusion. Pretty Woman s’achève sur Richard Gere, bouquet en main, escaladant une échelle pour rejoindre Julia Roberts. Anora, lui, se termine dans la solitude et les larmes, rappelant que la réalité est souvent plus cruelle que les fictions idéalisées.
Anora méritait-il l’Oscar du meilleur film? La question divise. Artistiquement, Baker signe une œuvre ambitieuse, portée par une mise en scène rigoureuse et une actrice exceptionnelle. Son audace et son regard critique en font une proposition forte. Toutefois, ses longueurs, son déficit émotionnel et son scénario parfois convenu le placent en deçà d’autres chefs-d’œuvre contemporains. A-t-il été récompensé avant tout pour ce qu’il représente – un cinéma indépendant résistant – plutôt que pour ses qualités intrinsèques?
Si Anora impressionne par sa radicalité, il ne fait pas rêver. Contrairement à Pretty Woman, incarnation du conte moderne, il laisse un goût amer. Une œuvre importante, sans doute. Mais un Oscar incontestable? Pas si sûr…
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