Réformes sociales en Arabie saoudite: entre modernité et résistances internes
Un couple se tient devant un gigantesque Coran au nouveau musée du Saint Coran, qui abrite des manuscrits rares, des copies historiques du Coran et des expositions interactives, situé dans le quartier culturel Hira à La Mecque, en Arabie Saoudite, le 12 mars 2025. ©FAYEZ NURELDINE/AFP

Dirigée depuis 2015 par le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS), l’Arabie saoudite a connu un tournant majeur dans ses politiques sociales et économiques. La question des droits des femmes, la libéralisation de certains secteurs culturels et la gestion de la résistance interne ont occupé une place centrale dans sa stratégie. Si MBS s’est imposé comme un leader déterminé à moderniser le Royaume, les réformes sociales qu’il a mises en place suscitent des débats sur leur portée réelle et sur les défis qu’elles rencontrent face à des traditions profondément ancrées.

L’évolution des droits des femmes sous MBS: progrès réels?

L’une des réformes les plus médiatisées de Mohammed ben Salmane concerne l’évolution des droits des femmes en Arabie saoudite. Dès son arrivée au pouvoir, le prince héritier a amorcé une série de changements significatifs visant à offrir plus de libertés aux Saoudiennes, longtemps cantonnées à un rôle strictement privé et traditionnel.

En 2018, l’Arabie saoudite a levé l’interdiction de conduire pour les femmes, une décision historique qui a été saluée par les défenseurs des droits humains, la considérant comme un symbole du changement sous MBS. Ce geste s’inscrivait dans un ensemble plus large de réformes, dont la création du programme Vision 2030, qui vise à diversifier l’économie du Royaume et à intégrer davantage les femmes dans le marché du travail. Aussi les Saoudiennes ont-elles désormais accès à des emplois dans des secteurs auparavant dominés par les hommes, comme l’aviation ou les forces de sécurité. “Nous rencontrons désormais un nombre important de femmes dans les entreprises et sur le marché du travail, d’autant plus que 58% des diplômés des universités sont actuellement des femmes”, note l’ancien ambassadeur de France en Arabie saoudite, Bertrand Besancenot, interrogé par Ici Beyrouth. 

Cependant, certains observateurs soulignent que ces progrès semblent incomplets, dans la mesure où les réformes s’accompagnent d’une forte surveillance de la part des autorités et d’une résistance de la part de la société. La récente répression contre les militantes féministes, comme Loujain al-Hathloul, emprisonnée en 2020 pour avoir défendu le droit de conduire, soulève des questions sur la portée réelle de ces avancées. La libéralisation des droits des femmes s’inscrit dans un cadre très contrôlé, où les libertés individuelles demeurent limitées par des normes sociales et légales strictes. 

“Dans un pays de contrastes où la culture, la religion et la tradition font corps, l’application de ces décisions ne relève pas de l’évidence”, se désole Clarence Rodriguez, journaliste, correspondante depuis plus de douze ans à Riyad et spécialiste de l’Arabie. “Beaucoup de femmes se voient toujours interdites de conduire, par exemple, leurs familles ne le leur autorisant pas”, poursuit-elle, avant d’ajouter qu’“en l’absence de recours officiel, elles se retrouvent contraintes d’obéir à la volonté de leurs ascendants”. 

L’impact de la libéralisation sociale sur la société saoudienne traditionnelle

La libéralisation sociale sous MBS va bien au-delà des droits des femmes – quand bien même un tel sujet puisse porter à controverse. En effet, une série de réformes visant à ouvrir l’Arabie saoudite à la culture occidentale et à moderniser son image à l’échelle internationale a été lancée. La réintroduction des cinémas en 2018, après une interdiction de plus de trente-cinq ans, a été l’un des symboles forts de cette transformation. Les Saoudiens, jusque-là privés de salles de cinéma, peuvent désormais assister à des projections de films, et des studios hollywoodiens sont invités à organiser des premières dans le Royaume.

De même, la tenue de concerts et d’événements sportifs comme le WWE (World Wrestling Entertainment) et le Grand Prix de Formule 1 à Jeddah, ainsi que la création de projets comme le Diriyah Season (un festival culturel), ont suscité un grand engouement. Ces événements ont non seulement permis d’attirer des investissements étrangers, mais aussi de dynamiser le secteur du divertissement local. En 2021, le gouvernement a annoncé la création d’une société de divertissement, General Entertainment Authority, pour promouvoir ce secteur dans le cadre de la Vision 2030.

Une ouverture culturelle qui ne se fait toutefois pas sans tensions. “L’Arabie saoudite est une société profondément conservatrice, marquée par l’influence du wahhabisme, une branche stricte de l’islam”, explique-t-on de source diplomatique. “Pour de nombreux Saoudiens, l’introduction de spectacles musicaux et d’événements sportifs occidentaux représente une rupture avec les valeurs traditionnelles”, précise-t-on avant d’ajouter que “les prédicateurs et les conservateurs, pour qui ces événements sont une atteinte à la pureté religieuse du Royaume, expriment, dans la mesure du possible, leur mécontentement, tandis que certains secteurs de la population voient ces changements comme une tentative d’assouplir le tissu moral du pays au profit de l’économie”.

Réactions et résistances internes à ces réformes sociales

Si les réformes de MBS rencontrent un certain soutien parmi les jeunes générations, qui voient en elles un moyen d’accéder à davantage de libertés et à une vie plus moderne, elles suscitent également de vives résistances au sein des milieux religieux et conservateurs. Ces derniers, qui ont toujours exercé une influence considérable sur les décisions politiques du Royaume, craignent que ces changements n’entraînent une dégradation des valeurs islamiques et ne bouleversent l’ordre social établi.

“S’il est aujourd’hui populaire au sein de la jeunesse, c’est parce qu’il a réussi à la faire rêver, notamment en termes d’emploi et d’ouverture sociétale du pays”, souligne M. Besancenot. “La société reste encore traditionnelle, mais avec une population de plus en plus jeune (les deux tiers ont moins de trente ans en Arabie) et de plus en plus connectée, l’on ne peut qu’affirmer que le pays avance très rapidement”, indique M. Besancenot. Un atout majeur pour MBS, pour qui tout réfractaire constitue un obstacle majeur à la montée en puissance de son pays. 

“C’est dans ce sens que l’on comprend que la répression des voix dissidentes, notamment des activistes et des intellectuels qui critiquent ces réformes ou qui s’opposent à la manière dont elles sont mises en œuvre, ait alimenté une atmosphère de mécontentement”, signale-t-on de source sûre. On rappelle à cet égard que certaines figures emblématiques, comme le prédicateur Salman al-Ouda, ont été arrêtées pour avoir exprimé des opinions critiques, alimentant ainsi un climat de méfiance autour des réformes.

Selon la source susmentionnée, “les conservateurs s’inquiètent notamment de la ‘dérive occidentale’ du Royaume, qu’ils considèrent comme incompatible avec l’identité religieuse et la culture traditionnelle saoudienne”. Les tensions entre modernisation et tradition se manifestent également au niveau des secteurs de l’éducation et la culture. Si certains jeunes accueillent favorablement la nouvelle orientation du pays, d’autres, influencés par des visions plus conservatrices, estiment que ces réformes représentent une forme de “corruption” de la société saoudienne.

Enfin, une autre source de résistance au sein du pays réside dans la société tribale du Royaume. De nombreuses tribus saoudiennes restent attachées à leurs coutumes et voient d’un mauvais œil l’imposition de réformes sociétales venues d’en haut, perçues comme une ingérence de l’État dans la vie privée et les valeurs communautaires, comme le soulignent certains observateurs.

Aujourd’hui, la société saoudienne, traditionnellement conservatrice, doit naviguer entre l’ouverture économique et culturelle prônée par MBS et la nécessité de préserver son identité religieuse et sociale. La manière dont ces réformes évolueront dépendra de la capacité du prince héritier à concilier modernisation et respect des valeurs traditionnelles, tout en gérant les oppositions internes qui risquent de ralentir cette transformation.

 

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