
Les affrontements armés survenus ces dernières semaines à la frontière libano-syrienne ont remis en lumière la situation des clans chiites implantés dans cette région. Ces événements ont aussi souligné le rôle clé de ces clans dans le tissu social et politique local. Qui sont-ils? Comment interagissent-ils avec le Hezbollah et l’État libanais?
Les clans chiites du nord de la Békaa, en particulier dans la région de Baalbeck-Hermel, se distinguent par une organisation sociale fondée sur l'appartenance clanique. Ce sont de grandes familles qui disposent d’une autonomie sécuritaire et économique. Cette structure diffère de celle des chiites du Liban-Sud, dont les modes de vie sont principalement orientés vers des activités rurales et agricoles.
Ces clans sont regroupés en deux grandes factions principales: les Chamsiyé et les Zeaiteriyé. Les Chamsiyé incluent des familles comme les Chamas, Allouh, Dandach, Allam, Awad, Nassereddine et Alaaeddine, tandis que les Zeaiteriyé rassemblent les Zeaiter, Jaafar, Noun, Amhaz, Mokdad, Haj Hassan et Chreif. Historiquement, ces groupes faisaient partie d’une confédération plus vaste connue sous le nom de Hamadiyé, en référence à la famille Hamadé qui exerçait une influence dominante sur l’ensemble des clans, et de Haïdariyé, liée à la famille Haïdar.
Une culture clanique bien ancrée
Le général à la retraite Khalil Hélou, analyste politique et professeur de géopolitique à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, explique à Ici Beyrouth: “Ces clans existent depuis des siècles et perpétuent une tradition profondément ancrée. C'est une culture qui n'a pas disparu malgré la notion de citoyenneté, de droit, de loi.”
Il ajoute: “Cette appartenance, transmise dès la naissance au sein du cadre familial, est à la fois émotionnelle et inconditionnelle. Elle engendre une solidarité qui demeure indéfectible.” Il précise également que ces appartenances claniques au Liban ne sont pas près de disparaître, elles ont leurs racines dans l'histoire, notant que des structures similaires existent aussi chez les sunnites, et même chez les maronites en montagne.
Une organisation sociale et politique autonome
M. Hélou décrit les clans chiites libanais comme des structures sociopolitiques où la solidarité familiale joue un rôle central. “Dans ces clans, les membres s'entraident de manière inconditionnelle, explique-t-il. Les forts soutiennent les faibles et les familles protègent leurs proches, notamment en cas de conflit. Lorsqu’un membre de la famille est victime, par exemple, d’un assassinat, le clan tout entier peut mener une vendetta.” Cette logique explique la persistance des vendettas et le refus de soumettre certains différends à l’État, perçu comme extérieur aux codes traditionnels.
Cependant, ces clans disposent également de traditions de réconciliation. M. Hélou explique qu’un mécanisme bien établi permet d’apaiser les tensions: “La réconciliation entre les clans est toujours orchestrée par les plus âgés, à travers des concessions et des compensations financières. C’est une structure sociopolitique, dans le sens strict du terme.”
Il souligne que ces appartenances claniques sont profondément enracinées dans la culture libanaise et ne se limitent pas à la communauté chiite, mais s’étendent également aux milieux sunnite et maronite. “Ces structures ancestrales, bien qu’érodées par l’évolution sociale, ne disparaîtront pas du jour au lendemain. Elles restent intimement liées à l’histoire et à l’identité collective du pays.”
L’influence politique de ces clans demeure également significative. Lors des élections législatives, leur mobilisation peut peser lourdement sur les résultats, un facteur que le Hezbollah et le mouvement Amal exploitent stratégiquement en raison de leur ancrage dans la communauté chiite.
La géographie façonne le destin des clans
L’histoire de ces clans remonte à l’époque du mandat français. Lors de la délimitation des frontières en 1920, plusieurs localités libanaises ont été intégrées à la Syrie, conférant un statut hybride à ces villages. De nombreux clans libanais originaires de la région de Baalbeck-Hermel résidaient déjà du côté syrien, où ils possédaient et exploitaient des terres bien avant l’indépendance. “Cette situation n’a été abordée ni par les autorités syriennes ni par les autorités libanaises”, souligne M. Hélou.
Il précise que ces clans, bien qu’implantés de l’autre côté de la frontière, ont massivement obtenu la nationalité libanaise dans les années 1920 et 1930. “L’ensemble du clan a choisi d’appartenir au Liban plutôt qu’à la Syrie”, explique-t-il, tout en restant installé sur ses terres syriennes. Ces clans ont ainsi toujours vécu des deux côtés de la frontière, notamment dans la vallée de l’Oronte (Oued el-Assi) et dans les régions syriennes frontalières du caza de Hermel, comme celle du Qasr.
Jusqu’à récemment, l’absence de contrôle étatique permettait une libre circulation entre les deux pays, transformant la région en une zone de non-droit. Ce vide sécuritaire a favorisé l’essor de réseaux de contrebande bien implantés. “Ces communautés vivent en parallèle avec les lois libanaises, explique M. Hélou. La prédominance clanique reste plus forte que l’État.”
Le Hezbollah et les clans: une relation de coopération et de méfiance
Les clans chiites de la Békaa, proches du Hezbollah et du mouvement Amal, ont longtemps bénéficié d’une forme d’immunité politique et militaire. Sans être toujours affiliés au parti, ils entretiennent avec lui une relation pragmatique, où chacun préserve ses intérêts. En échange de leur soutien, le Hezbollah leur fournit une assistance financière et militaire, consolidant ainsi son influence dans cette région stratégique.
La Békaa, avec sa proximité de la Syrie et son histoire marquée par la contrebande, offre un terrain favorable aux trafics d’armes et de drogue, sources de financement essentielles pour le Hezbollah, surtout après le durcissement des sanctions internationales. Cependant, les clans conservent une forte autonomie. Comme le souligne le général Khalil Hélou, “l’appartenance clanique prime toujours sur le Hezbollah”. Cette indépendance se manifeste notamment dans certaines activités illégales, protégées par la solidarité familiale et rendant toute intervention étatique difficile.
L’intervention du Hezbollah en Syrie en 2013 a renforcé son emprise sur les villages frontaliers, où des combattants issus des clans ont intégré des milices locales pour défendre les communautés chiites. Toutefois, après le retrait partiel du Hezbollah et l’affaiblissement du régime syrien, des tensions ont émergé. Certains clans reprochent au parti un manque de soutien face aux forces syriennes, un facteur qui pourrait redéfinir leurs relations dans les années à venir.
L’État libanais face aux clans: une autorité contestée
Les clans chiites de la Békaa illustrent une autonomie marquée qui dépasse souvent l’autorité de l’État libanais, profitant de la faiblesse des forces de sécurité. Historiquement marginalisés, ces clans ont forgé une identité propre, ancrée dans des traditions claniques où la solidarité interne prime sur toute autre appartenance, y compris les liens avec le Hezbollah et, à plus forte raison, avec l'État.
Les affrontements récurrents entre l'armée libanaise et ces clans mettent en évidence cette dynamique. Selon le général Hélou, les récents affrontements entre certains clans et l'armée syrienne se sont déroulés sans l'implication officielle du Hezbollah, qui s'est distancié de ces événements. Cette situation confirme l’identité propre des clans, qui prennent leurs décisions en fonction de leurs intérêts et de leur vision du pouvoir.
L’État libanais, quant à lui, peine à affirmer son autorité dans une région où la marginalisation économique et le manque de développement ont renforcé l’autonomie des clans. Le général Khalil Hélou souligne que, malgré les efforts de l’État pour collaborer avec les notables locaux et promouvoir l’éducation, ces initiatives restent limitées et incertaines. Par ailleurs, la résolution 1680 de l’ONU recommande la délimitation des frontières entre le Liban et la Syrie, une question restée en suspens depuis plus d’un siècle. Au-delà de la simple topographie, cet enjeu recouvre des dimensions sociologiques, économiques et politiques majeures.
Face à ces enjeux, l’avenir des clans chiites repose sur un équilibre fragile entre traditions claniques, intégration étatique et influences régionales. Un dialogue entre l’État et les chefs de clans pourrait permettre une meilleure inclusion de ces communautés tout en respectant leur identité historique. La situation à la frontière libano-syrienne continuera d'être un enjeu clé dans la stabilité du pays.
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