
Avant de prendre le contrôle d’une majeure partie de la Syrie après l’attaque éclair contre les forces de Bachar el-Assad, Hay’at Tahrir al-Sham a expérimenté pendant plusieurs années une forme de proto-État au sein de la région d’Idlib.
Cette expérience d’organisation gouvernementale s’est mise en place progressivement, et a accompagné la transformation idéologique du groupe.
La prise de contrôle de la région d’Idlib
Durant des années, la région d’Idlib a été le point de ralliement et d’accueil pour toutes les factions opposées à Bachar el-Assad. Alors que ce dernier reprenait peu à peu les territoires à l’est et au sud de la Syrie grâce au soutien des Russes, des Iraniens et du Hezbollah, de nombreux accords ont été mis en place avec les groupes rebelles pour les déplacer à Idlib, transformant la région en place forte de l’opposition.
Idlib était alors administrée par des conseils locaux et par des groupes de l’opposition syrienne comme l'Armée syrienne libre et Ahrar al-Sham. La fusion de six groupes jihadistes, dont Jabhat al-Nosra après sa distanciation avec Al-Qaïda, a abouti à la création de Hay’at Tahrir al-Sham début 2017. Le groupe va alors prendre progressivement le contrôle de la région d’Idlib.
En novembre 2017, HTS va former un organe politique pour gérer son territoire: le Gouvernement de salut syrien (GSS). L’objectif était d’établir une institution civile capable de renforcer l’autorité de HTS sur le nord-ouest syrien.
La même année, le groupe s’empare de la ville d’Idlib et du poste frontière très stratégique de Bab el-Hawa qui relie la Syrie à la Turquie. Après deux années de conflits, HTS réussit à maitriser ses groupes rivaux et à tenir en laisse les derniers groupes indépendants de son pouvoir, prenant ainsi le contrôle d’une majeure partie du nord-ouest syrien en 2019.
“HTS a mis en place le Gouvernement de salut syrien, convaincu que l'insurrection ne pouvait plus se dérouler dans un environnement multipolaire, avec de multiples factions se créant leurs propres fiefs et administrations. Le GSS était en réalité destiné à fonctionner comme l'aile civile de HTS, qui imposerait son hégémonie sur les régions d'Idlib et ses environs”, estime Aymenn Jawad al-Tamimi, spécialiste de HTS.
“Bien sûr, de nombreux membres et employés du GSS n'étaient pas nécessairement membres de HTS, mais il est juste de qualifier ce dernier d'aile administrative civile de HTS”, ajoute-t-il.
Certaines factions soutenues par la Turquie arrivent cependant à rester en dehors de son contrôle. Réunies au sein de l’armée nationale syrienne, elles sont essentiellement présentes au nord d’Alep puis dans la région d’Afrin après l’opération turque Rameau d’olivier, en 2018.
Le Gouvernement de salut syrien
Refuge pour déplacés, la région d’Idlib a vu passer sa population de 1,8 million d’habitants en 2010 à plus de 4 millions au fil des années. Un défi de taille pour HTS qui a voulu mettre en place des institutions pour gérer la population.
Le Gouvernement de salut syrien était l’organe exécutif civil de HTS, qui voulait en apparence prétendre ne pas détenir le pouvoir politique. Il était accompagné du Conseil de la Choura, un organe consultatif qui avait pour fonction de voter la confiance du GSS.
Le GSS a évolué au fil du temps, mais dans sa forme la plus récente, il était composé d’un Premier ministre (Mohammed al-Bachir) et de 11 ministères (Intérieur, Justice, Économie, Agriculture, Information, Affaires religieuses, Santé, Éducation, Enseignement supérieur, Développement, Administration locale et Environnement).
“Les habitants locaux étaient largement représentés au sein des structures administratives et gouvernementales. D'ailleurs, la plupart des ministres sont issus de la même région, de la campagne d'Idlib et de Hama, etc.”, souligne un expert syrien de HTS qui a requis l’anonymat. “Il était clair qu'il s'agit d'un gouvernement local qui s'apparente plutôt à un conseil local élargi. Tous ses ministres sont clairement issus de la région, hormis un seul, le ministre de l'Éducation, Nazih al-Kadiri, un déplacé de la campagne de Damas”, ajoute-t-il.
Selon Aymenn Jawad al-Tamimi, la structure des institutions du GSS étaient des versions plus “civiles” d’institutions qui existaient déjà sous Jabhat Fatah al-Sham et Jabhat al-Nosra. Pour assurer sa gouvernance, le GSS s’appuyait en outre sur des conseils locaux, à Idlib et dans les différents villages de la région qui lui sont affiliés.
Changer de discours pour séduire l’Occident
Pour se rendre plus acceptable auprès de la communauté internationale, Abou Mohammad al-Joulani, ancien leader de Jabhat al-Nosra et fondateur et leader de HTS va lisser son discours, passant d’une dialectique jihadiste à un discours plus pragmatique et modéré. L’objectif à terme était de représenter une alternative crédible à Bachar el-Assad et d’être retiré des listes mondiales du terrorisme. Il va également insister sur l’ancrage local de son groupe, loin des ambitions du jihadisme mondial.
“Le lancement officiel de HTS a marqué un tournant en termes d’image, éloignant le groupe de ses racines d’Al-Qaïda”, affirme à Ici Beyrouth Tammy Palacios, analyste en contre-terrorisme au sein du New Lines Institute. “À l'époque, on pouvait encore apercevoir des images de Joulani portant les mêmes vêtements qu'auparavant, mais au fil du temps, il a opéré une transformation notable, tant dans sa rhétorique que dans son apparence, ainsi que dans les alliances qu’il a nouées entre 2018 et aujourd’hui”, ajoute-t-elle.
Dans le cadre de sa transformation, le mouvement va inciter sa base à adopter un discours plus modéré et à être plus souple dans l’application de la sharia et dans les interactions avec la population. Il va notamment révoquer l’interdiction de la musique dans les écoles, certains codes vestimentaires pour les femmes et la police religieuse. Il va aussi permettre la réouverture de certaines églises et autoriser les chrétiens à pratiquer leur culte, sans pouvoir toutefois faire sonner les cloches ou afficher des croix extérieures. Mais ce mouvement d’ouverture ne va pas plaire à tout le monde.
Purge et tensions internes
Au départ, HTS avait largement réprimé les minorités druzes et chrétiennes présentes sur place, en confisquant notamment de nombreux terrains, ce qui ne facilitait pas l’acceptation du groupe au niveau international. “Joulani a rapidement compris que la question des minorités était assez délicate et importante”, souligne l’expert de HTS.
“Il a demandé aux druzes restés sur place – bien que bon nombre d’entre eux aient émigré – de rappeler leurs proches et de les encourager à retourner dans leurs domiciles qu’il leur avait effectivement rendus. Il en a fait de même avec les chrétiens, les autorisant à célébrer leurs fêtes religieuses, malgré le mécontentement de certains membres de HTS”, ajoute-t-il.
Cette politique “d’ouverture” va énerver la frange la plus radicale du groupe et d’autres mouvements extrémistes, accusant HTS de s’éloigner de l’islam. De manière plus globale, les opposants de HTS lui reprochent d’avoir rejeté le jihad international pour le “nationalisme”, autrement dit d’avoir recentré ses objectifs au niveau local, mais également d’avoir rompu avec Al-Qaïda, désormais représenté par le groupe Hourras al-Din. Ils pointent également du doigt ses relations avec la Turquie, certains estimant même que la Turquie devrait être combattue, car considérée comme une armée “apostate” ou “laïque”.
En réaction, Joulani va s’employer à purger le groupe de ses éléments les plus radicaux. Dans ce sens, il va fonder en mars 2019 le Haut Conseil de la Fatwa afin de gérer la production de fatwas au sein du même organisme et donc limiter les influences extérieures ou internes potentiellement plus radicales.
Une véritable purge va être mise en place, même contre des personnalités moins radicales, mais qui occupaient des positions importantes auprès des combattants. “HTS a mis de côté des personnalités trop rigides qui n’acceptaient pas l’évolution idéologique de HTS, notamment des religieux égyptiens qui étaient des doctrinaires”, souligne à Ici Beyrouth Thomas Pierret, chercheur au CNRS et spécialiste de la Syrie.
Cependant, si dans la forme, l’idéologie jihadiste a été mise de côté, et si le Gouvernement du salut est composé sur une base plus technocratique et civile que combattante, la structure de HTS, elle, reste proche de celle de Jabhat al-Nosra.
Comme le note Orwa Ajjoub dans une longue analyse publiée en 2024 sur le site du Middle East Institute, “les critères d’obtention des postes de direction au sein de HTS reposent principalement sur la proximité avec Joulani, qui dépend à son tour du capital social des membres, englobant des facteurs tels que les affiliations tribales, l’influence régionale et la popularité parmi les combattants”. Un véritable clientélisme est mis en place où la loyauté est rémunérée par l’octroi d’emplois, de contrats, d’argent ou d’influence.
Les liens tribaux en particulier vont être au centre des préoccupations de Joulani. Comme le souligne Nicholas Heras dans une interview pour le média Syria Direct en 2021, “HTS a fait de gros efforts pour marier ses membres les plus anciens à des familles influentes et notables d’Idlib, ce qui lui confère des racines organiques et pérennes dans la sociopolitique locale d’Idlib”. Cet ancrage local lui permet ainsi d’assurer un plus grand contrôle du territoire et d’éviter les révoltes, tout en augmentant sa légitimité.
Malgré ses efforts, le groupe reste cependant considéré par certains comme un acteur qui a pris et conservé le pouvoir à Idlib sans réel partage avec le reste de la population. Mais, ce faisant, il a su habilement construire un proto-État à Idlib, capable de gérer le territoire, avec pour ambition à terme le contrôle de la Syrie tout entière.
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