La relation entre l’Iran et les Frères musulmans illustre les paradoxes de l’islam politique au Moyen-Orient. Alliances ponctuelles, intérêts stratégiques et rivalités confessionnelles se croisent, de la guerre en Syrie aux mouvements palestiniens, dessinant un équilibre mouvant entre coopération et antagonisme.
19 juin 2025. En pleine guerre Iran-Israël, le Dr Salah Abdel Haq, chef par intérim de la confrérie, exprimait par le biais d’un message officiel adressé à Téhéran sa « solidarité totale » au guide suprême Ali Khamenei. « Ce conflit n’est pas une bataille isolée pour l’Iran, mais un nouveau chapitre dans le ciblage du mouvement de résistance régional », a notamment déclaré celui-ci, avant d’appeler à « surmonter les différences sectaires et historiques pour affronter l’ennemi commun ».
Une déclaration illustrant que, malgré des divergences confessionnelles historiques, les deux mouvements peuvent converger tactiquement face à un ennemi partagé. En effet, l’histoire des relations entre la République islamique d’Iran et les Frères musulmans montre que cette logique n’est pas récente.
De la méfiance à la convergence
Les différences entre chiites et sunnites sont anciennes et structurantes dans le monde musulman. Elles ne se limitent pas à des débats théologiques, mais influencent profondément la politique et la géopolitique régionales.
« La méfiance, sinon la défiance, est avérée entre l'obédience sunnite en général et l'obédience chiite, pour des raisons historiques qui renvoient aux premiers temps de l'islam et à la fitna (conflit, déchirure) qui a divisé les musulmans sur la question centrale de savoir qui était le plus habilité à assurer la succession du Prophète, en l’occurrence quelqu’un issu de sa lignée ou pas », rappelle le chercheur à l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS) David Rigoulet-Roze.
« Mais quand on regarde la dynamique politico-religieuse révolutionnaire iranienne et celle de la Confrérie des Frères musulmans (jamiat al-Ikhwan al-Muslimin), plus familièrement connue sous l’appellation simplifiée de Frères musulmans (al-Ikhwān al-Muslimūn) — organisation transnationale islamique d’obédience sunnite fondée en 1928 par un certain Hassan el-Banna à Ismaïlia et dont l’objectif déclaré est la renaissance (nahda) islamique, expression d’un islam politique considérant que “l’islam est la solution” et luttant contre “l’emprise laïque occidentale” — de fait, il y a des similitudes parfois troublantes entre les deux mouvances », précise-t-il.
Cette méfiance de fond s’explique par des siècles d’histoire, mais elle n’empêche pas certaines convergences tactiques. Sur ce point, la Révolution islamique de 1979 marque un tournant : pour la première fois, un État moderne adopte un système fondé sur le chiisme duodécimain. C’est le principe du Velayat-e Faqih, théorisé par l’ayatollah Ruhollah Moussavi Khomeini, le meneur de la révolution islamique, selon lequel un juriste-théologien expérimenté détient l’autorité politique et religieuse suprême, gouvernant l’État pour garantir la conformité de la société à la loi islamique et à l’intérêt public.
« En réalité, il faut dissocier la position traditionnelle du clergé chiite, rétif à participer aux affaires politiques, et celle, paradoxale et inédite, ayant conduit à la formulation quasi-hétérodoxe du principe du Velayat-e Faqih (“jurisprudence du docte”, c’est-à-dire la primauté du religieux sur le politique) avec la révolution de l’Ayatollah Khomeyni en 1979 », explique M. Rigoulet-Roze. Et de préciser : « C’est la dynamique chiite de prise de pouvoir lors de la révolution islamique de 1979 qui peut être comparée à celle des Frères musulmans. Cela explique potentiellement certains rapprochements qui ne sont pas purement accidentels. »
Similitudes entre révolutionnaires chiites et fréristes
Les Frères musulmans, quant à eux, prônent une réforme de la société par l’islam, avec une méthode gradualiste visant à instaurer un État islamique via des moyens pacifiques, souvent électoraux. Leur vision de la charia diffère sensiblement de celle de l’Iran, et leur attachement à la oumma sunnite les met en porte-à-faux avec l’ambition chiite iranienne d’exporter sa révolution. Néanmoins, révolutionnaires chiites et fréristes partagent un but similaire : pour les deux, à bien des égards, « l'islam est la solution », selon la formule consacrée, rappelle le chercheur.
Et si le mouvement frériste commence avec ces objectifs, « la lutte contre l'État d'Israël va être au cœur du mouvement, en légitimant le djihad », poursuit-il. La radicalisation de certaines branches, comme le qutbisme — inspiré par Sayyid Qutb, prônant la lutte armée, l’instauration d’un État islamique strict et la purification de la société selon la charia — montre ainsi des parallèles avec les mouvements chiites révolutionnaires. « Le théoricien du djihad armé, c’est Sayyid Qutb, qui fut condamné à mort et pendu le 26 août 1966 par Gamal Abdel Nasser », pointe M. Rigoulet-Roze. « Sayyid Qutb, qui va être nommément et régulièrement cité par Khomeyni dans nombre de ses discours. »
« Donc, il y a une espèce de porosité, intellectuelle au moins, par-delà la rivalité d’obédience entre sunnites et chiites », résume le chercheur. « Et les similitudes ne s'arrêtent pas là d'ailleurs, puisque quand on regarde justement le velayat, vous avez la République islamique dominée par la figure d’un “Guide suprême” (Rahbar-e Enqelāb en persan) », poursuit-il. Or, « dans la confrérie, il y a aussi une théorie de la “guidance” avec le Murshid, équivalent du Rahbar, toutes choses égales par ailleurs. » En somme, malgré leurs divergences, chiites révolutionnaires et Frères musulmans partagent leadership religieux, vision politique de l’islam et tactiques militantes, créant des convergences ponctuelles par-delà l’opposition séculaire sunnite-chiite.
Entre alliances de circonstance…
L’histoire récente montre ainsi plusieurs convergences tactiques. Dans les années 1980, Téhéran soutient certaines branches islamistes sunnites opposées à des régimes hostiles, comme en Égypte ou au Soudan. Le cas le plus emblématique reste le Hamas, soutenu par l’Iran depuis les années 1990, non par proximité doctrinale, mais par le dénominateur commun constitué par la lutte contre Israël.
Selon M. Rigoulet-Roze, « c’est par opportunisme et intérêts géopolitiques bien compris, dans la mesure où le Hamas n’est pas le mouvement le plus important pour Téhéran, évidemment, du fait de la différence confessionnelle », comparé au Hezbollah, mais aussi à d’autres mandataires en Syrie, en Irak et, dans une moindre mesure, aux Houthis, bien que ces derniers — relevant du zaydisme, une branche différente du chiisme duodécimain iranien — suivent une conception distincte du chiisme. Mais le Hamas « n’est pas tout à fait une anomalie », tempère-t-il, en soulignant que c’est « un mouvement directement aux portes d’Israël, voire à l’intérieur des territoires occupés. Donc, évidemment, cela ne pouvait être qu’un allié objectif de Téhéran ».
L’irruption des révolutions arabes offre néanmoins une lecture nuancée. Dans un premier temps, l’accession au pouvoir de Mohammed Morsi en Égypte suscite un espoir prudent à Téhéran : celui-ci voyage même dans la capitale iranienne en août 2012. Mais une fois sur place, il s’empresse de critiquer le régime de Bachar al-Assad, allié des mollahs iraniens, tout en prenant parti pour les révolutionnaires syriens.
…Et oppositions de terrain
La situation en Syrie est d’autant plus complexe quand il s’agit du Hamas. Localement, celui-ci décide « de se ranger, en 2012, aux côtés des insurgés sunnites, par affinités confessionnelles », explique M. Rigoulet-Roze, qui souligne alors des tensions internes au sein du mouvement : « Il y avait deux tendances au sein du Hamas, une tendance pro-iranienne représentée notamment par Yahya Sinouar à Gaza et une tendance plutôt anti-iranienne, incarnée par Khaled Mechaal à l’extérieur. »
Au-delà du mouvement islamiste palestinien, les deux camps en Syrie se sont affrontés par procuration : Téhéran a soutenu Bachar al-Assad, tandis que plusieurs groupes issus des Frères ont pris les armes contre le régime. « Il y a une clarification qui est de fait confessionnalisée », note M. Rigoulet-Roze, rappelant d’ailleurs que depuis la chute de l’ex-dictateur, « le nouveau pouvoir issu des insurgés sunnites du HTS est ouvertement anti-iranien », le nouveau président, Ahmed al-Chareh, se faisant fort « d’empêcher que la Syrie ne soit plus le hub iranien vers le Liban qu’elle a constitué durant plusieurs décennies ».
Cette dynamique illustre combien les alliances ponctuelles, souvent motivées par des intérêts stratégiques et/ou tactiques immédiats, peuvent rapidement être rattrapées par d’autres logiques. Globalement, « il y a plutôt un retour, effectivement, de l'antagonisme chiite-sunnite, même si, conjoncturellement, il peut y avoir une logique d'opportunité, mais qui n'est pas nécessairement fondamentalement idéologique », analyse le chercheur.
En somme, la relation entre l’Iran et les Frères musulmans reste un jeu subtil de paradoxes : ni alliance durable, ni rupture totale, mais un équilibre mouvant, façonné par l’histoire, la géopolitique et les calculs de circonstance. Ainsi, la Syrie, comme d’autres terrains de conflit au Moyen-Orient, demeure un espace où opportunisme politique et rivalités doctrinales coexistent, rappelant que les alliances de circonstance entre l’Iran et les Frères musulmans ne sauraient masquer durablement des divergences structurelles.




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