
Après sa prise de contrôle de la majeure partie de la région d’Idlib, Hay’at Tahrir al-Sham est passé d’un simple groupe islamiste à un véritable appareil étatique en charge de plusieurs millions de citoyens. Il a donc dû remettre sur pied une économie détruite par des années de guerre tout en changeant les modes de ressources de son financement interne.
En effet, après la dissociation avec Al-Qaïda de Jabhat al-Nosra et la fondation de HTS, le groupe ne pouvait plus compter sur ses anciens donateurs. D’autant que la stratégie de réhabilitation de HTS au niveau international par son leader Abou Mohammad al-Joulani, passait également par la mise en place de modes plus traditionnels de financement.
Des butins de guerre à la zakat
Dès le début de sa formation, HTS est largement autofinancé et va utiliser des méthodes proches du jihadisme traditionnel pour trouver des fonds (enlèvements, rançons, contrebande). En 2018, selon un rapport du Middle East Institute daté de 2021, il aurait gagné 149 millions de dollars grâce à des butins de guerre pris au régime syrien et à d’autres factions de l’opposition.
Le groupe aurait également touché au moins 94 millions de dollars grâce à des accords d’échange de prisonniers avec le régime d’une part, mais également avec des pays étrangers comme l’Iran et le Liban. En plus de ces accords, HTS va monnayer le retour de corps de combattants tués au combat à l’Iran et au Hezbollah.
En 2013, Jabhat al-Nosra était connu pour ses pillages de sites historiques et la contrebande d’objets archéologiques. Il est possible que HTS ait gardé ces pratiques au début de la formation du groupe. Selon la National Public Radio, il bénéficierait également de dons de Syriens fortunés, basés à l’étranger, qui s’opposent depuis longtemps à Bachar el-Assad.
Avec la mise en place du Gouvernement de salut syrien (GSS) dans le nord-ouest du pays, HTS va développer des ressources financières plus traditionnelles. Selon le spécialiste de HTS Aaron Y. Zelin, le GSS va mettre en place une véritable bureaucratie, en délivrant des services comme le recensement et la délivrance de papiers d’identité, en plus de l’eau et l’électricité. En échange, il va mettre en place des impôts et notamment la “zakat”, un impôt spécifique sur les productions.
La zakat (aumône) est imposée aux agriculteurs et aux chefs d’entreprises comme les commerçants, son montant varie selon les productions. D’abord collectée par la police religieuse, la zakat va ensuite être gérée par le département de la Zakat au sein du GSS.
À titre d’exemple, selon le rapport du Middle East Institute, en août 2019 un décret a été émis ordonnant aux agriculteurs de payer 5% de la valeur totale de leur récolte en tant qu’impôt, sous peine d’emprisonnement. Puis en novembre de la même année, un décret a ordonné aux producteurs d’olives de payer soit 10% de leur récolte, soit 10% de l’huile d’olive qu’ils produisent.
En plus des impôts de production, HTS va mettre en place des loyers pour les personnes déplacées qui sont installées sur des terrains publics. En septembre 2020, le loyer annuel d’une tente était de 50 livres turques. Le GSS va en outre interdire aux citoyens d’acheter ou de vendre des terres ou des biens appartenant à l’État.
Entre fin 2018 et fin 2019 selon un rapport du Washington Institute daté de 2020, HTS va saisir des maisons et des biens de ceux qu’il qualifie “d’apostats et de chabihas”, des termes vagues qui englobent les minorités religieuses qui ont fui la région, mais également toute personne ayant des liens avec le régime. À titre d’exemple, au moins 550 maisons et magasins appartenant à des chrétiens dans la ville d’Idlib ont été saisis.
Des villages chiites comme Al-Fua et Kafarya ont également fait les frais de cette politique. En outre, plusieurs centaines de propriétés de recrues de l’armée syrienne, d’employés du gouvernement syrien et de membres du parti Baas vont être saisies. Grâce à ce système, HTS va pouvoir récompenser ses membres en leur attribuant une maison ou un terrain.
La prise du poste frontière de Bab el-Hawa en juillet 2017 va constituer un tournant dans les finances du groupe. En effet, il va hautement bénéficier de l’instauration de droits de douanes pour les biens et marchandises, à la fois pour les livraisons d’aides et pour le commerce. HTS toucherait entre 3 et 7 dollars par tonne de marchandise selon les experts, ce qui aboutirait selon les estimations à entre 10 et 15 millions de dollars par mois. Des taxes sont également prélevées à chaque checkpoint de la région.
Ces revenus vont permettre au groupe de payer le salaire de ses combattants et d’acquérir des armes, tout en économisant pour les batailles futures.
Revitaliser l’économie d’Idlib
Avec la mise en place du GSS, l’économie à Idlib va redémarrer peu à peu, grâce à une série de mesures. À partir de juin 2020, la livre syrienne est remplacée par la livre turque afin de lutter contre la forte dépréciation de la monnaie syrienne.
À la même période, l’agence monétaire du groupe décide d’interdire l’achat de livres syriennes et les transferts d’argent liquide vers et depuis les zones du régime. Ils vont en outre délivrer des licences pour les bureaux de change et de transfert d’argent afin de s’assurer que leurs directives sont appliquées.
“L’économie à Idlib était meilleure que dans les zones du régime, qui avaient les effets combinés des sanctions et de la corruption”, affirme à Ici Beyrouth Thomas Pierret, chercheur au CNRS et spécialiste de Syrie, ajoutant qu’“à ldlib, l’économie n’était pas sous sanctions et a tiré avantage de la proximité avec la Turquie. La Turquie a apporté une aide au niveau des infrastructures comme pour l’électricité et Internet”.
Même constat pour le spécialiste de HTS Aymenn Jawad al-Tamimi, qui explique: “Près du poste-frontière de Bab el-Hawa, vous trouverez de nombreux concessionnaires automobiles et autres commerces, et des projets d'expansion avec une zone industrielle sont en cours. De même, la ville de Sarmada, au nord d'Idlib, est réputée pour être un lieu de shopping agréable dans les quartiers d'Alep anciennement sous contrôle du régime.”
Cependant, ils soulignent également la présence de nombreuses personnes dans les camps de réfugiés qui étaient largement tributaires de l’aide internationale. De son côté, un expert syrien de HTS qui a requis l’anonymat estime que “les dernières années, HTS a construit des centres commerciaux à Idlib, décoré certaines rues et aménagé quelques carrefours, pour donner une impression de prospérité, mais seule une minorité d’habitants y avait accès”.
“Le reste de la population vivait dans la misère, que ce soit dans les camps – qui abritaient plus d’1 million de personnes – ou ailleurs. La plupart des gens vivaient sous le seuil de pauvreté, les opportunités de travail étaient rares, les salaires étaient bas et les loyers élevés”, ajoute-t-il.
Une économie monopolisée
Selon le rapport du Middle East Institute, à la tête de la stratégie économique de HTS se trouve Moustafa Qadid, le cerveau qui va assurer la mainmise du groupe sur l’économie de la région d’Idlib. Nommé à la tête du département économique de HTS, une agence indépendante du GSS, il va mettre en ordre le secteur d’échange et de transfert d’argent en créant la société Al-Waseet, qui va taxer tous les magasins du secteur.
Il a également la charge de l’Agence monétaire générale pour la gestion de la trésorerie et la protection des consommateurs créée en 2017 qui délivre les licences pour les bureaux de change. Selon le Middle East Institute, le capital d’Al-Waseet aurait dépassé les 30 millions de dollars, avant d’être transformé en Sham Bank en 2018.
Après l’opération Rameau d’olivier en 2018, où l’armée turque prend le contrôle de la région d’Afrin, Qadid va créer la société Watad Petroleum, une société en charge du commerce des dérivés du pétrole dans la région à la suite de l’interruption des livraisons du pétrole des FDS. La société obtient des droits exclusifs pour importer des dérivés du pétrole et du gaz de Turquie.
Partenaire du GSS, Watad Petroleum va avoir la charge de réguler les prix concernant la distribution de gaz et de pétrole dans la région d’Idlib. En juin 2019, son bénéfice mensuel était de 1,67 million de dollars américains.
Le monopole de Watad Petroleum va susciter de nombreux mécontentements à Idlib, tant en termes de fermetures de commerces que de prix du pétrole. Pour calmer les choses, deux autres sociétés vont être créées dans la région en décembre 2020 (Kaf Company et Al-Shahba). Si cela casse le monopole de Watad, beaucoup d’habitants d’Idlib estiment qu’elles appartiennent également à Qatani.
À partir de 2020, HTS va également mettre en place SYR Connect, un nouveau monopole sur Internet. L’entreprise devient alors l’unique fournisseur et distributeur des services Internet dans le nord-ouest syrien.
L’accumulation des taxes et la présence de monopoles ont suscité le mécontentement d’une partie de la population. Certains estimaient, en effet, que les taxes étaient une forme d’extorsion qui n'avait pas pour objectif d’améliorer les conditions de vie.
Cependant, la proximité de la Turquie et l’absence de sanctions internationales ont permis à la région de bénéficier de meilleurs services que les régions voisines, même si elle restait malgré tout dans une économie de pays en guerre.
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