
Dans sa demeure-musée d’Abou Dhabi, havre de silence et de beauté, Huda al-Khamis-Kanoo incarne une culture vivante, tissée d’arts et de mémoire. Fondatrice du Festival d’Abou Dhabi, elle conjugue l’élégance de l’engagement à la force du rêve. Ici Beyrouth, présent pour couvrir une partie du festival, s’est entretenu avec elle dans l’intimité de sa maison. Ce premier volet, nourri d’un échange à cœur ouvert, esquisse le portrait d’une femme lumineuse. Le second dévoilera, à travers ses réponses, les lignes de force de son action au service de la création.
C’est une maison qui parle. Chaque objet y est un poème, chaque meuble, une mémoire. Chez Huda al-Khamis-Kanoo, on ne pénètre pas dans une simple demeure, on entre dans un musée intime où les arts, les civilisations, les récits du monde s’invitent pour converser. À Abou Dhabi, ville du vertige architectural et des lignes tranchantes, cette maison est un écrin d’âme et de culture.
La maîtresse des lieux, elle, incarne à elle seule cette synthèse rare entre raffinement et engagement. Fondatrice du Festival d’Abou Dhabi, qui célèbre cette année sa 22e édition, mécène infatigable, passionnée d’art et de transmission, Huda al-Khamis-Kanoo n’est pas seulement une figure incontournable de la scène culturelle émiratie. Elle est, avant tout, une femme de conviction, animée par une vision du monde où la beauté a une fonction, celle de relier, de réparer, d’élever.
«Je suis née dans un pays qui est lui-même culture», dit-elle. Et c’est sans doute là que se trouve la clé. Fille d’un père saoudien et d’une mère syrienne, elle grandit au Liban, ce creuset de poésie et de dialogues entre les civilisations. À la maison, on recevait des poètes, on parlait littérature, on vivait musique. Elle se souvient de Baalbeck, de Beiteddine, d’Oum Koulthoum. Elle se souvient surtout d’une enfance baignée d’amour, de rencontres, d’un Liban généreux et ouvert, où tout semblait possible. Les étés passaient entre les montagnes libanaises et la lumière de Cannes. Puis vint Paris, où elle poursuivit ses études supérieures. Les années 1980 furent pour elle un terrain d’épanouissement intellectuel et sensible: musées, lectures, débats. «Ce n’est pas une chose mais un ensemble de choses qui font ce que je suis», confie-t-elle. L’identité, chez elle, est multiple, composite, un tissage d’appartenances qui défie les catégories figées.
La grâce d’une vocation
De cette enfance plurielle, Huda al-Khamis-Kanoo a tiré une vocation. Non pas une ambition, mais une nécessité intérieure. Le mécénat, la création d’un festival, l’éducation par les arts. Tout cela est né d’une impulsion organique, d’un amour précoce pour la beauté et pour ceux qui la portent. «Peut-être sommes-nous pris par ça dès la naissance», murmure-t-elle. Et peut-être a-t-elle raison. Car ce qui frappe chez elle, c’est la fluidité de son parcours. Rien n’est forcé, rien n’est calculé. Tout semble découler naturellement d’une écoute profonde du monde.
Ce qu’elle recherche? «Une conversation.» Elle revient souvent à ce mot. Pour elle, la culture n’est pas une vitrine. C’est un lien. Un dialogue entre les peuples, entre les disciplines, entre les générations. Le Festival d’Abou Dhabi, qu’elle a fondé en 2004, est pensé comme cela, comme un espace de rencontres. Avec plus de 200 nationalités vivant aux Émirats, cette volonté de tisser du lien est devenue une mission.
«Le rêve est porté par les artistes», affirme-t-elle. Et ce rêve, elle le sert avec une ferveur contagieuse. À chaque édition du festival, elle convoque les grandes figures de la scène musicale et artistique mondiale, tout en donnant une place essentielle aux jeunes talents, aux voix émergentes. Car pour elle, l’avenir de l’art se joue dans cette transmission active. Ce ne sont pas des mots en l’air. Lorsqu’on évoque la présence du Liban au festival, elle se souvient avec émotion de l’Orchestre national libanais, invité pour la première fois hors du pays, ou encore des concerts de Walid Hourani, Abdel Rahman el-Bacha, Charbel Mouhanna.
Elle cite Rabelais: «Science sans conscience n’est que ruine de l’âme.» Et d’ajouter aussitôt: «Aujourd’hui, nous avons l’intelligence artificielle. Il faut construire ensemble pour garder cette âme vivante.» Elle est ainsi, Huda al-Khamis-Kanoo, à la fois ancrée dans les humanités et tournée vers le futur, vigilante face aux dérives technologiques et confiante dans la capacité humaine à créer du sens.
Un festival né d’une rencontre
Le Festival d’Abou Dhabi n’est pas né autour d’une table ronde ou d’un plan stratégique. Il est né d’une rencontre. Celle d’un jeune Émirati en costume traditionnel, resté à l’entrée d’une salle de concert auquel elle était conviée, une soirée privée sur invitation. Il n’avait pas de billet, mais il voulait tant entrer. Elle a tout fait pour qu’il puisse assister au concert. Il a fini par entrer.
À l’entracte, elle s’est approchée de lui. «Pourquoi teniez-vous tant à assister à ce concert ?» Il lui a répondu dans un murmure hésitant: «On est dans une école publique. J’adore la musique. Je veux en apprendre plus, en voir plus.» Ce moment l’a marquée à jamais. Il fut le déclencheur. Ce n’était pas un projet. C’était une révélation. De là, elle a rencontré d’autres jeunes, d’autres récits. «À l’époque, il n’y avait pas encore de fondation, pas encore de festival. Rien.» Et pourtant, elle a commencé. Elle a semé.
Dans son rapport aux artistes, aux collaborateurs, aux journalistes, il y a chez elle une bienveillance rare. Lors de notre entretien, elle m’a regardée et a dit: «Il n’y a pas que de la curiosité dans votre regard. Il y a de l’amour. Une question silencieuse. Huda, comment arrivez-vous à faire tout cela?» Elle avait vu juste. Car cette force qu’elle dégage, cette énergie inépuisable, n’est pas seulement l’effet d’un agenda bien rempli, c’est l’expression d’une foi profonde dans la puissance de la culture. Et le regard posé sur elle, était plus qu’aimant, il était admiratif.
Huda al-Khamis-Kanoo est aussi belle que passionnée, spontanée et d’une vivacité d’esprit contagieuse. Elle rit souvent, avec franchise, et ponctue ses phrases d’un humour léger qui désamorce toute solennité. On est frappé par ce mélange de grâce et d’authenticité, par cette manière qu’elle a de vous entraîner dans son monde sans jamais imposer, toujours en partageant. Elle croit aussi profondément aux médias. Non pas comme de simples relais d’information, mais comme des acteurs culturels à part entière. «Vous êtes le porte-parole. Vous êtes notre porte-parole», m’a-t-elle dit. Pour elle, le journaliste, le critique, l’écrivain, celui qui raconte, porte une mission. Il ou elle doit faire circuler les récits, transmettre les émotions, mettre en lumière ceux qui créent. Les médias, dit-elle, doivent redevenir ce qu’ils ont toujours été quand ils sont justes: des passeurs.
Une re-naissance au présent
«La re-naissance, c’est maintenant», dit-elle. Dans un monde fracturé, soumis aux crises successives, aux tensions identitaires, elle croit en une résurgence. Pas celle des musées figés, mais d’une culture vivante, enracinée dans la jeunesse, dans la création, dans le dialogue. Elle croit que l’art peut être le socle d’une nouvelle civilisation, plus humaine, plus ouverte, plus consciente. Et c’est peut-être là son plus grand mérite, celui d’avoir fait d’Abou Dhabi, ville du XXIe siècle, un haut lieu de la culture mondiale, sans jamais renier ses racines, sans jamais sacrifier l’âme à l’apparat. À travers le Festival, à travers sa maison, à travers chaque geste posé, Hoda al-Khamis-Kanoo redonne à la culture sa juste place, celle d’un cœur battant au centre de nos sociétés.
Si l’on vous demandait quelle est sa madeleine de Proust, elle répondrait sans hésiter: l’odeur du café turc que préparait sa mère chaque matin dans la cuisine. Une odeur qui la ramène en un instant au Liban, à l’enfance, à l’amour maternel. Une nostalgie récurrente, douce et tenace. Et pourtant, chez elle à Abou Dhabi, on y offre l’encens. Des parfums sublimes, enveloppants, dispensés comme une bénédiction silencieuse. Une manière d’embrasser le visiteur, de lui souhaiter la paix, d’inscrire chaque rencontre sous le signe de la grâce.
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