Le pigment maudit de Goya: quand l’art empoisonne
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La surdité de Francisco de Goya a longtemps intrigué les historiens. Et si elle n’était pas due à une maladie, mais à un empoisonnement lent causé par les pigments toxiques qu’il utilisait? Une hypothèse troublante aux racines chimiques de la création.

Et si la surdité de Goya n’était pas une simple fatalité, mais la conséquence empoisonnée d’un pigment mortel utilisé dans ses toiles? En 1793, Francisco de Goya, alors âgé de 47 ans, est frappé par une mystérieuse maladie qui le laisse alité plusieurs mois. Il en ressort affaibli, fiévreux, délirant et, surtout, définitivement sourd. Le choc est immense. À la veille de devenir peintre de cour du roi Charles IV, Goya bascule dans un monde de silence. Les médecins parlent à l’époque d’empoisonnement, d’encéphalite ou de syphilis, autant de diagnostics approximatifs face à un mal inexpliqué. Et si la véritable cause de sa surdité se trouvait non dans la contagion, mais dans sa propre palette? Et si ce génie de la peinture espagnole s’était lentement empoisonné à force de manipuler, jour après jour, un pigment aussi éclatant qu’empoisonné?

La question n’a rien de fantaisiste. Goya, comme ses contemporains, utilisait des pigments à base de métaux lourds, blanc de plomb, vermillon (mercure), vert-de-gris (cuivre), jaune de Naples (antimoine), ou encore le réalgar, un arsenic rouge. À l’époque, il n’existait ni gants, ni ventilation adaptée, ni véritable conscience des risques chimiques. Les peintres malaxaient eux-mêmes leurs couleurs à partir de poudres toxiques, les manipulaient à mains nues, les sentaient, les avalaient parfois en buvant ou mangeant sans précaution. Le blanc de plomb, incontournable pour donner du corps à la peinture à l’huile, était particulièrement prisé pour ses qualités couvrantes. Mais ce pigment, connu depuis l’Antiquité, est aussi l’un des plus dangereux. Il agit sur le système nerveux central, provoque des troubles moteurs, des hallucinations, et peut, à forte exposition, entraîner des lésions irréversibles du cerveau ou du nerf auditif.

Or, la maladie qui frappe Goya en 1793 présente un tableau clinique troublant, bourdonnements d’oreilles, vertiges, troubles de la vue, maux de tête, hallucinations auditives et, par la suite, surdité complète. Ces symptômes sont compatibles avec un saturnisme aigu, autrement dit un empoisonnement au plomb. Cette hypothèse, avancée dès les années 1960 par plusieurs chercheurs espagnols, a été renforcée par l’analyse de l’environnement de l’artiste. Atelier mal ventilé, pigments au plomb omniprésents, usage quotidien intensif et fragilité de santé préexistante. Une étude comparative a même été menée sur les troubles de santé similaires chez d’autres peintres. Caravage, qu’on soupçonne aussi d’avoir souffert d’intoxication au plomb, aurait montré des signes d’instabilité psychique, d’agressivité et de dépression. William Turner, célèbre pour ses brumes lumineuses, souffrait de maux mystérieux dans ses dernières années. Et Van Gogh, lui aussi adepte du jaune de chrome et du vermillon, a longtemps été soupçonné de troubles mentaux aggravés par une intoxication au plomb ou au mercure.

Cependant, Goya, plus que tout autre, incarne cette transition entre un classicisme coloré et une peinture de l’ombre. Sa surdité l’a enfermé dans le silence et a libéré une part obscure de son imaginaire. C’est après 1793 que surgissent ses œuvres les plus troublantes, les plus violentes, les plus hantées. La série des Caprices, satiriques et noirs, puis les Désastres de la guerre, ou encore les Peintures noires murales de sa maison de la Quinta del Sordo («La Maison du Sourd») sont autant de cris muets, d’explosions de douleur que seule la peinture pouvait faire entendre. Dans ces fresques, les formes humaines se déforment, les visages hurlent sans son, les monstres de la raison prennent corps. Le mal qui le ronge s’infiltre jusque dans son style, dans la matière même de sa peinture. Il peint plus sombre. Et toujours avec les mêmes pigments, les mêmes poudres toxiques.

Le paradoxe est cruel. Ce qui lui donne sa puissance artistique est aussi ce qui le détruit lentement. On raconte que Goya souffrait de cauchemars violents, de visions grotesques, et que son humeur s’était profondément assombrie avec les années. Sa correspondance évoque des troubles persistants, une fragilité croissante, mais une énergie créatrice qui ne faiblit pas. Au contraire. Privé d’audition, Goya développe une forme de peinture «interne», tournée vers les tensions de l’âme et les monstres de l’inconscient. Certains historiens de l’art y voient un précurseur de Freud, ou du moins un pionnier de l’expression du traumatisme à travers l’image. Le silence devient peinture, et la peinture, cri.

On ne saura jamais avec certitude si le plomb a précipité la surdité de Goya, ou si celle-ci fut provoquée par une infection virale comme la maladie de Vogt-Koyanagi-Harada ou la syphilis tertiaire. Mais la présence de plomb dans son environnement quotidien, combinée aux symptômes qu’il a décrits, renforce sérieusement cette hypothèse toxique. L’empoisonnement chronique au plomb est lent, insidieux, difficile à diagnostiquer sans analyses modernes. Il ronge les nerfs, altère l’humeur, détruit les fonctions sensorielles. Ironie tragique, ce sont les mêmes couleurs qui donnaient vie à ses tableaux, ces rouges brillants, ces blancs lumineux, ces jaunes acides, qui portaient en elles les germes de sa déchéance physique.

Francisco de Goya meurt en 1828, à Bordeaux, loin de sa patrie, entouré de peu de monde, presque oublié par les puissants. Peut-être parce que, privé de l’ouïe, il avait compris plus tôt que les autres que le monde moderne serait dissonant. Sa surdité, fruit d’un poison lent, a été peut-être le prix à payer pour une vision plus aiguisée. Il n’est pas le seul à avoir souffert pour sa palette. Mais il est l’un des rares à avoir transformé ce poison en or noir.

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