
Lorsque la différenciation n’a pu se faire aux étapes du développement, elle resurgit tôt ou tard sous la forme d’une crise existentielle. Que ce soit à l’âge adulte, par un burn-out professionnel, une dépression soudaine ou un tourment à l’approche d’un tournant de vie, il s’agit souvent du réveil de ce besoin profond d’être autre chose que ce qu’on est devenu. Loin d’être uniquement négatives, ces crises sont des opportunités, douloureuses mais potentiellement salutaires, de remettre en question les adaptations excessives, les faux-self et les conformismes accumulés. Tout se passe comme si, au creux de l’angoisse et du doute, l’individu entendait à nouveau l’injonction: «Exister, c’est être différent.» Différent de quoi? Eh bien, différent de la personne qu’il a pu construire en trahissant son moi intime, différent des attentes qui l’enchaînent, différent même de l’image qu’il croyait devoir donner de lui. La crise existentielle confronte le sujet à un sentiment de vide ou d’absurdité, signe que le personnage joué ne correspond plus aux aspirations profondes. C’est alors que peut s’opérer une véritable mue identitaire.
Plutôt que de fuir la crise existentielle, il convient de la valoriser comme un moment de vérité subjective. C’est souvent à travers elle que l’accès à une différence authentique devient possible. Ces renaissances tardives sont en réalité l’émergence de l’être singulier qui, indestructible en nous, cherche à se réaliser. Car le désir profond d’un sujet ne disparaît jamais puisque, dans son essence il est permanent. Tôt ou tard, ce désir fondamental, qui est le désir d’être soi, différent et unique, réclame son dû. La crise existentielle est souvent le moment où l’on ne peut plus faire semblant, où ce désir revient comme un revenant indomptable pour pousser l’individu hors de sa «zone de confort», c’est-à-dire hors des identifications aliénantes. Il faut donc voir ces périodes de remise en cause comme des passages obligés – et potentiellement créatifs – vers plus d’authenticité.
C’est dans le lien amoureux que la question de la différence se pose, peut-être avec une acuité particulière. S’il est un domaine où l’altérité peut être source aussi bien d’enrichissement que de conflit, c’est bien celui du couple. Car aimer vraiment l’autre, c’est l’accepter dans sa différence, et non le modeler à son image. Au début d’une histoire d’amour, la tendance spontanée est souvent à l’idéalisation: chacun projette sur l’autre ses fantasmes et s’identifie aux projections de l’autre. Deux êtres croient ne faire qu’un, partageant tout, fusionnant dans un même élan. Or, cette fusion est illusoire: elle relève de ce que Freud appelait l’amour narcissique, où l’on aime l’autre pour l’image flatteuse ou rassurante qu’il nous renvoie. L’amour authentique, lui, implique de reconnaître que l’autre est un être distinct, avec son monde intérieur, ses opacités, ses divergences. Aimer l’autre dans sa différence signifie d’abord renoncer à le posséder ou à le changer. Cela nécessite une grande maturité affective, celle d’accepter que l’être aimé ne comble pas toutes nos attentes, qu’il puisse penser autrement, avoir d’autres goûts, d’autres désirs, et malgré cela, ou plutôt grâce à cela, continuer à l’aimer.
De nombreux couples échouent sur cet écueil. Lorsque la passion narcissique des débuts s’estompe, la tentation est forte de rejeter la différence de l’autre en la vivant comme une trahison. On voudrait qu’il ou elle reste conforme à l’image idéalisée qu’on en avait. Commence alors parfois un travail de sape: critiques, exigences de changement, reproches de n’être plus le ou la même qu’avant. Un tel comportement traduit l’incapacité à tolérer l’altérité réelle de son partenaire. Or, vouloir modeler l’autre à son image est le contraire de l’amour: c’est une lutte de pouvoir, une affirmation de soi aux dépens de l’autre. Pour qu’un couple dure et s’épanouisse, il faut au contraire que chacun conserve son identité propre au sein de la relation. Khalil Gebran, dans un beau passage sur le mariage, conseille: «Et dressez-vous ensemble, mais pas trop près l'un de l'autre: car les piliers du temple se dressent séparément, Et le chêne et le cyprès ne peuvent croître dans leur ombre mutuelle.» Respecter la différence de l’être aimé, c’est lui laisser un jardin secret, des espaces à lui, ne pas tout confondre ni tout exiger en partage. Cela suppose une confiance profonde: on n’a pas besoin que l’autre soit notre double pour se sentir rassuré dans l’amour. Au contraire, on découvre la joie d’aimer quelqu’un de différent, de se laisser surprendre par son altérité. L’amour devient alors rencontre de deux univers, et non fusion d’identiques.
Si la différence est essentielle à l’épanouissement individuel, elle rencontre, à l’échelle de la société, des forces contraires puissantes. Notre société moderne tend à étouffer la singularité au profit de la conformité et du consumérisme. Dès l’école, on apprend aux enfants à se fondre dans le moule, à se perdre dans des normes imposées. Plus tard, la culture de masse, la publicité, les réseaux sociaux prolongent cette incitation subtile à être comme tout le monde. On vante l’originalité en façade, mais pour mieux vendre les mêmes produits standardisés à tous, pour renforcer la similitude et la docilité du consommateur idéal.
Un précurseur de cette critique se trouve paradoxalement au XVIᵉ siècle, sous la plume d’Étienne de La Boétie. Dans son Discours de la servitude volontaire, La Boétie s’étonnait que les peuples acceptent docilement la domination d’un tyran alors même qu’ils sont numériquement bien supérieurs à lui. Il identifiait, parmi les causes de cette soumission volontaire, les stratagèmes du pouvoir pour endormir les consciences. L’un d’eux consistait à divertir le peuple, à lui donner du pain et des jeux pour l’abrutir et neutraliser son esprit critique. «Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles… et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, la compensation de leur liberté ravie, les instruments de la tyrannie», écrit-il. Cette phrase résonne fortement avec notre époque. Remplacez les «spectacles et médailles» par la télévision, les jeux vidéo, les réseaux sociaux et les soldes du Black Friday, et vous obtenez le portrait du citoyen moderne diverti à outrance. La Boétie avait pressenti que l’uniformisation par le plaisir facile est plus efficace que la coercition pour maintenir les individus dans un état de soumission douce. Aujourd’hui, le tyran n’est plus nécessairement un monarque absolu, il peut être symboliquement le Marché, la Mode, l’Opinion dominante, mais le résultat est semblable: la singularité de chacun est émoussée par une offre saturante de distractions et de biens, qui occupe les esprits.
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