
Dans une société de consommation qui valorise le conformisme et l’image, affirmer sa singularité devient un acte de résistance. À travers le prisme du désir, de la psychanalyse et de la création artistique, cet article explore les chemins de l’altérité véritable.
Pour le philosophe Jean Baudrillard, la consommation, loin de n’être qu’un acte économique, est un système de communication et de contrôle social. On ne consomme pas uniquement pour satisfaire des besoins, on consomme pour être comme les autres, pour appartenir à la collectivité. Derrière l’apparente abondance de choix, un conformisme insidieux se cache: il faut avoir tel objet pour être «dans le coup», adopter tel style de vie pour être considéré comme quelqu’un de «bien» ou de «successful». La société de consommation produit des individus interchangeables, guidés par des désirs fabriqués en série. Dans ce contexte, la véritable différence personnelle est perçue comme une anomalie dérangeante. Les réseaux sociaux illustrent bien ce paradoxe: ils offrent à chacun une tribune pour s’exprimer de façon unique, mais finissent par créer des comportements moutonniers, mêmes challenges viraux, mêmes indignations ou engouements successifs, nivellement des opinions en slogans simplifiés. On assiste à ce que La Boétie décrivait déjà: le peuple (aujourd’hui les masses d’usagers et de consommateurs) devient en grande partie complice de sa propre mise au pas, parce qu’il y trouve du confort et des plaisirs. La servitude est volontaire, nous enchaînons nous-mêmes notre besoin de différence pour nager dans le sens du courant, plus facile, plus rassurant. Ce faisant, on évite, certes, l’angoisse de la solitude ou de l’exclusion, mais on paye le prix de l’ennui et de l’aliénation.
Pourtant, en dépit de la pression du conformisme, certains individus résistent et revendiquent leur singularité coûte que coûte. Ce sont souvent des esprits créatifs, parfois des marginaux, ou simplement des personnes qui ont connu le goût amer de la servitude et cherchent à retrouver la saveur de l’autonomie. Qu’est-ce qui pousse inlassablement ces individus à affirmer leur différence, contre vents et marées? C’est le désir, dans ce qu’il a de plus essentiel. Le sujet humain est habité par un désir profond, irréductible, qui est le cœur de son existence. Ni les conditionnements sociaux, ni les refoulements éducatifs ne parviennent à l’étouffer complètement. Chacun de nous porte ainsi en lui une quête intime qui peut prendre de multiples visages, quête d’amour, de reconnaissance, de sens, de création, mais qui, en dernière analyse, est quête de soi, c’est-à-dire quête d’une réalisation singulière de sa vie. Ce désir fondamental est ce qui fait que chaque sujet peut être surprenant, pour lui-même et pour les autres. Même s’il adopte en surface les manières de ses semblables, son inconscient, lui, tisse un scénario unique, fait de souvenirs d’enfance, de fantasmes, de traumas et de rêves qui n’appartiennent qu’à lui. La psychanalyse, dans la cure, permet souvent de retrouver le fil de ce désir propre, derrière les symptômes standardisés ou les masques sociaux. Lacan disait que la seule chose dont on puisse être vraiment coupable, c’est d’avoir cédé sur son désir, c’est-à-dire d’avoir abandonné ce noyau le plus intime de soi.
Mais ce désir de différence coexiste avec l’interdépendance. Il y aurait un équilibre subtil à trouver: être différent sans cesser d’être en lien. Albert Jacquard, ardent défenseur de la diversité, lui-même prônait une fraternité fondée non sur la ressemblance, mais sur le respect des différences. Il disait: «C’est parce que nous sommes différents que notre fraternité a du sens.» Freud, dans Malaise dans la culture, notait combien celle-ci impose de nécessaires renoncements à l’individu, mais aussi combien l’individu reste en conflit avec la culture lorsque celle-ci nie trop ses aspirations singulières.
C’est le désir qui est le moteur de l’existence unique de chacun, s’il est trouvé et reconnu. C’est lui qui fait que la vie d’une personne ne sera jamais la copie conforme d’une autre, même si les circonstances externes se ressemblent. Dans chaque être, il existe une part inassimilable, une hétérogénéité radicale qui fonde son existence.
S’il est un domaine où l’on peut voir briller l’altérité dans tout son éclat, c’est bien celui de la création artistique. Les artistes, plus que quiconque, poursuivent cette quête de l’intime et parviennent à lui donner une forme sensible. Les œuvres marquantes, celles qui traversent le temps, sont presque toujours nées lorsque leur créateur a eu le courage de puiser au plus profond de sa subjectivité, s’écartant des chemins déjà tracés. Tant qu’un artiste imite un maître ou se conforme aux attentes du public, il reste anecdotique; c’est en affirmant sa vision propre, irréductible, qu’il atteint à l’universel. Il y a ici un paradoxe fécond: plus l’artiste exprime ce qu’il a de plus intime et de plus différent, plus son œuvre touche les autres. Que l’on songe aux tourments d’un Van Gogh, qui, sur la toile, transforment sa solitude et sa folie en tourbillons d’étoiles uniques; à Frida Kahlo, qui peint sans détour sa propre douleur, son propre univers symbolique. De même, Picasso révolutionne la peinture en osant dépeindre ce qu’il pense des objets et non ce qu’il voit, brisant la perspective classique pour montrer les multiples facettes simultanées d’une scène – démarche absolument personnelle qui donnera le cubisme. Les exemples abondent: Charles Baudelaire transcrivant son spleen personnel dans des vers d’une musicalité inouïe, Marcel Proust recréant tout un univers à partir de la réminiscence d’une madeleine, ou encore les surréalistes explorant leurs rêves et leur inconscient pour engendrer de nouvelles formes artistiques. À chaque fois, la clé a été de creuser en soi, d’assumer sa différence intérieure pour la porter au jour.
Ce que font ces artistes, en réalité, c’est partir à l’exploration de leur inconscient plus hardiment que la plupart des gens et – jamais facilement – parvenir à lui donner une forme communicable: en assumant d’être différents (par le style, le contenu, la forme), ils rencontrent les autres dans ce qu’ils ont de plus intime. Les grands artistes sont souvent ceux qui ont refusé de se plier aux diktats et aux normes sociétales: ils ont pu être incompris, solitaires, mais leur fidélité à eux-mêmes a légué à la postérité des trésors. En dépit des découragements, des échecs, des agonies, ce qui pousse l’artiste à persévérer, c’est son être même qu’il ose mettre sans cesse en jeu. Créer devient une nécessité existentielle.
La différence dont parle Jaccard n’instaure aucune hiérarchie: elle fonde au contraire notre égalité de dignité, bâtie sur la capacité relationnelle de chacun. La vraie différence est toujours modeste, enracinée dans l’acceptation de soi et la richesse des liens humains, non dans une course effrénée à l’éclat. Jacques Lacan écrit que «le manque est le manque à être par lequel l’être existe»: autrement dit, l’humain vit d’abord de son vide intérieur, de cette absence fondamentale qui fait naître le désir. Ce manque n’est pas comblé par les honneurs ni par l’admiration générale, mais par un travail de subjectivation discret: apprendre à se connaître, à affronter ses propres limites et failles. C’est dans cette traversée intérieure, souvent méconnue et invisible, que se révèle l’authenticité du sujet. La véritable grandeur d’être soi n’est pas à chercher dans les projecteurs publics, mais dans la conquête humble de son identité intime. C’est là, dans l’effort modeste de se construire et de reconnaître ses manques, que réside à coup sûr la dignité humaine.
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