
Avant que les films ne commencent, il y a un autre théâtre, silencieux, que tout le monde regarde sans toujours le comprendre. Sur le tapis rouge de Cannes, les gestes comptent autant que les mots, et les silences en disent parfois plus que les discours.
Il y a les robes, bien sûr. Les flashes, les sourires figés, les poses parfaitement mesurées. Mais ce n’est pas tout. Sur le tapis rouge du Festival de Cannes, les micros sont souvent coupés, pourtant les corps parlent. À leur façon. Ce qui s’y joue, c’est un langage discret, fait de regards, de mouvements à peine esquissés. Ce sont ces petites scènes sans paroles qui composent le vrai récit d’une montée des marches.
Chaque apparition sur la Croisette oscille entre spontanéité maîtrisée et stratégie bien rodée. Quand Kristen Stewart enlève ses talons sur les marches, comme elle l’a fait en 2018, ce n’est pas un simple geste de confort, c’est une prise de position. Une manière de dire que le glamour n’interdit pas la liberté. Quand un regard passe entre deux membres du jury, cette année entre Jeremy Strong et Leïla Slimani, il peut suggérer une connivence... ou un désaccord en devenir. Tout se joue dans le détail.
Les montées des marches se ressemblent, mais jamais tout à fait. Chaque geste peut être interprété: une main qui frôle un bras, un regard qui se détourne, un salut esquivé. De minuscules incidents, souvent invisibles en direct, mais observés de près ensuite. Pas besoin de spectacle, le récit est déjà là.
Le réalisateur congolais et membre du jury de la 78e édition du Festival de Cannes, Dieudo Hamadi, salue en montant sur scène lors de la cérémonie d’ouverture.©Antonin THUILLIER / AFP
Scènes sans paroles
Le regard attentif capte ce que les caméras ignorent. Une actrice qui ajuste sa robe, non par coquetterie, mais pour se protéger d’un malaise. Une réalisatrice qui lève les yeux au ciel, comme pour reprendre son souffle sous les flashes. Un acteur qui sourit sans joie, les yeux en quête d’un appui. Ces gestes, discrets, dessinent un langage émotionnel que le protocole tente de masquer.
Juliette Binoche, présidente du jury, descend les marches les yeux légèrement baissés, la main sur la hanche. Rien de figé, juste une manière de dire: «Je suis là, mais je garde mes distances». Elle avance avec une lenteur qui impose une autre manière de regarder.
D’autres assument pleinement la mise en scène. Eva Green s’arrête, se retourne, échange quelques mots avec un réalisateur, mais c’est aux photographes qu’elle s’adresse. Elle maîtrise le moment. Ce n’est pas de la vanité, c’est une performance.
Et parfois, le réel s’invite. Imaginons qu’un chien traverse le tapis rouge pendant la projection de The Chronology of Water. Les vigiles hésitent, le public sourit, l’ambiance se détend. Ce genre d’accident léger suffit à briser la rigidité du décor.
Les membres du jury ne sont pas en reste. Carlos Reygadas, toujours un peu en retrait, semble préférer monter les marches à son rythme. Il observe plus qu’il ne joue. Jeremy Strong avance avec sérieux, presque raide, comme s’il portait déjà le costume du juré concentré. Ce qu’il ne dit pas semble parfois plus important que ce qu’il montre.
Le tapis rouge est un lieu où tout le monde est vu, mais peu sont vraiment regardés. Alors les gestes deviennent des soupapes. Une main dans une poche, un haussement d’épaules, un pas ralenti: autant de signes pour rester soi-même, dans une machine parfaitement réglée.
Chaque soir, les attitudes changent. Les corps deviennent des messages. Des femmes en chaussures plates, des hommes en costumes colorés. Certains respectent les codes, d’autres les bousculent, jusqu’à frôler l’excès. Mais toujours avec l’envie de dire quelque chose.
Ces micro-scènes du tapis rouge ne sont pas anodines. Elles révèlent un équilibre fragile entre l’image imposée et l’affirmation de soi. Entre l’obligation d’être là, parce que c’est Cannes, et le désir de ne pas s’y perdre. Chaque geste tente de dire: «Je suis davantage que ce qu’on attend de moi.
Parfois, le cinéma commence avant le film. Dans ce silence des marches. Dans ce théâtre visuel que les photographes saisissent sans toujours le comprendre. Dans une veste ajustée, un regard détourné. C’est un langage. Et à Cannes, ce langage est partout, pour qui veut bien le lire.
Sur le tapis rouge, l’essentiel ne se dit pas. Il se joue. Comme une autre manière de faire du cinéma.
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