Crise des administrations publiques: la décision de trop du ministre des Finances
©Ici Beyrouth

Dans les couloirs (vides) des administrations publiques libanaises, la tension monte. Il a suffi d’une décision prise, le 15 mai dernier, par le ministère des Finances, pour que l’appel à la grève soit immédiat. Mais derrière le bras de fer autour des horaires de travail, ce sont des questions fondamentales qui émergent, soulignant l’urgence d’une réforme globale du secteur public, dans un contexte de dislocation socioéconomique.

La goutte d’eau qui a fait déborder le vase? Une circulaire administrative et une décision émanant du ministre des Finances, Yassine Jaber, qui imposent aux fonctionnaires du secteur public un retour immédiat aux horaires de travail ordinaires, tels que définis par la loi n°46 de 2017. En temps normal, cette mesure aurait pu paraître légitime, dans le sens où il s’agit de renouer avec le fonctionnement administratif standard. En pratique, elle a réveillé une profonde colère. Dénonçant une décision «irréaliste», les fonctionnaires se sont empressés de décréter une grève d’avertissement, qui a eu lieu entre le 16 et le 20 mai derniers. Une énième alerte sur une crise latente, structurelle, que ni les notes administratives ni les injonctions budgétaires ne parviennent à masquer.

«Venir au bureau tous les jours à plein temps, avec les moyens actuels, revient à travailler à perte», explique le Regroupement des employés de la fonction publique au Liban dans son communiqué publié le 15 mai dernier. Selon des chiffres qu’il avance, près de 80% des fonctionnaires se trouvent dans l’incapacité de couvrir les frais de transport scolaire de leurs enfants, tandis que leurs indemnités journalières sont devenues symboliques. Il convient, à cet égard, de préciser que la circulaire ministérielle touche aussi d’autres catégories fragilisées de la fonction publique, notamment les prestataires techniques, souvent embauchés sans statut clair.

«On nous parle de lois, mais qu’en est-il de celles qui garantissent un salaire digne? Où est la réforme tant promise?», poursuit le texte. Et d’ajouter: «Ce que réclament les fonctionnaires aujourd’hui n’est pas un privilège, mais la restauration d’une dignité professionnelle bafouée».

En effet, depuis la crise financière et l’effondrement économique de 2019, les salaires des fonctionnaires, naguère modestes, ont perdu plus de 90% de leur valeur réelle, ne leur permettant plus de couvrir les frais de transport et encore moins d’assurer une vie décente à leurs familles. Pour n’en citer qu’un exemple, un employé de quatrième catégorie perçoit actuellement l’équivalent de moins de 100 dollars par mois. D’autant plus que les ajustements ponctuels, comme les «aides sociales» ou les allocations exceptionnelles, n’ont pas suffi à compenser la perte de pouvoir d’achat.

Pour survivre donc, bon nombre d’entre eux ont été contraints de trouver un second emploi, profitant, dans les faits, de la réduction des horaires de travail. Or, imposer aujourd’hui un retour aux horaires pleins sans augmentation salariale revient, pour beaucoup, à choisir entre un emploi public et la survie économique. D’où le tollé qu’une telle décision a provoqué, entraînant une vague de contestation.  

Le mouvement a néanmoins été suspendu, le 20 mai, après l’annonce d’un compromis. Selon un communiqué publié un jour auparavant, soit le lundi 19 mai, par le Regroupement, des garanties auraient été obtenues par le ministère des Finances, qui a qualifié de «positive» la rencontre avec les principaux concernés. L’application de la décision serait donc stoppée et les indemnités journalières des prestataires de services techniques seraient maintenues. La grève a donc été, pour l’instant, levée.

Toutefois, cette désescalade temporaire ne règle en rien le cœur du problème et le Regroupement en question a mis en garde contre des mesures plus «importantes», si le gouvernement continuait de bafouer les droits des employés de l'administration publique et ne répondait pas à leurs revendications qui portent principalement sur une revalorisation salariale et une équité de traitement entre les administrations.

Un mal plus profond: la désertion silencieuse de la fonction publique

Depuis quelques années, au lendemain notamment de la crise de 2019, l’administration libanaise subit une véritable hémorragie. Entre départs à la retraite anticipés, expatriations et désengagement progressif, les rangs des fonctionnaires se sont éclaircis. Ce sont surtout les profils qualifiés, souvent ceux qui cumulaient deux emplois, qui ont quitté les ministères ou réduit leur engagement, faute de revenus suffisants.

Le retour aux horaires pleins, sans mécanisme d’ajustement salarial, risque, par conséquent, d’amplifier cette fuite. Pour beaucoup, il est inconcevable d’abandonner leur emploi secondaire, souvent plus rémunérateur, pour un poste public qui ne garantit plus ni stabilité ni reconnaissance. Le fonctionnariat, autrefois pilier de la classe moyenne libanaise, est devenu un piège à faibles revenus.

Si l’enjeu est, certes, de taille pour les fonctionnaires, il n’en est pas moins simple pour l’État, qui n’a aujourd’hui pas les moyens d’ajuster les salaires et donc de répondre aux «aspirations» (qui constituent, en réalité, les besoins les plus élémentaires) des employés du secteur public.

Le Liban fonctionne avec un budget réduit depuis des années et un financement public extrêmement limité, dépendant principalement de l’aide internationale, qui a considérablement diminué, pour des questions d’ordre politique. Les institutions financières conditionnent, en effet, toute aide à des réformes structurelles, qui tardent à voir le jour.

Aujourd’hui, le bras de fer est loin d’être terminé. La «paix sociale» dans la fonction publique ne tient plus qu’à un fil, celui des promesses (souvent sans lendemain) et des compromis précaires. Ainsi, et en l’absence d’une stratégie claire qui redonne sens et valeur au travail des fonctionnaires, l’État risque non seulement de perdre ses agents, mais aussi ce qui reste de sa légitimité administrative, d’autant plus que la résilience de la fonction publique a un prix, qui atteint ses limites aujourd’hui.

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