«Citizen Kane», ce coup de tonnerre d’Orson Welles dans le ciel d’Hollywood
À 25 ans, Orson Welles bouscule Hollywood avec Citizen Kane. ©Ici Beyrouth

À 25 ans, Orson Welles invente un nouveau cinéma avec Citizen Kane. Né d’une liberté inouïe, d’une vengeance médiatique et d’une création visuelle époustouflante, ce film fondateur est une déclaration de guerre au cinéma conventionnel.  

Ce qui se raconte n’est pas un mythe. Orson Welles avait bien 25 ans quand il a tourné Citizen Kane. Il n’avait jamais réalisé de film, mais avait déjà fait sensation en 1938 avec sa version radiophonique de The War of the Worlds,  (La Guerre des mondes), si réaliste qu’elle avait affolé des milliers d’Américains. Prodige pour les uns, imposteur pour d’autres, il fascine. Le studio RKO, en quête de prestige, lui offre un contrat unique: liberté totale sur le scénario, le casting et le montage. Welles peut tout faire, et il va en profiter.

De cette liberté naît Citizen Kane, portrait d’un magnat de la presse, Charles Foster Kane, raconté à partir de sa mort. Le dernier mot qu’il a prononcé: «Rosebud». Un journaliste cherche à comprendre ce mot mystérieux, en interrogeant ses proches. Chacun livre une version différente, souvent contradictoire. Kane reste insaisissable. Et le film, construit comme un puzzle, devient une énigme. Une enquête impossible sur un homme qui échappe à toute synthèse.

Derrière Kane, beaucoup reconnaissent William Randolph Hearst, puissant patron de presse. Welles joue avec cette ressemblance. Le château démesuré de Kane, Xanadu, rappelle San Simeon, la résidence extravagante de Hearst sur la côte californienne. Un domaine gigantesque, rempli d’œuvres d’art, de salles vides et de couloirs sans fin. Un lieu hors du temps, pensé pour éblouir, mais devenu le théâtre d’une solitude écrasante. Dans le film, plus le décor grandit, plus le personnage se rétracte. Chaque pièce semble trop grande pour l’homme qui y déambule. C’est l’image parfaite d’un homme qui a tout conquis, sauf lui-même. Ambition politique, amours gâchées, orgueil sans limites: Welles pousse tous les curseurs. Hearst, furieux, tente d’étouffer le film, menace RKO, mobilise ses journaux et va jusqu’à proposer de racheter toutes les copies pour les faire disparaître. Le studio refuse. Le film est sauvé, de justesse.

Pour construire un tel portrait, il fallait une forme à la hauteur du fond. Welles s’associe à Herman J. Mankiewicz, ancien journaliste brillant, caustique, rongé par l’alcool et le cynisme d’Hollywood. Ensemble, ils écrivent un scénario radicalement nouveau. Il n’y a pas de chronologie linéaire: l’histoire progresse par flashbacks et souvenirs épars, parfois incohérents. Il n’y a pas de message clair: le film ne juge pas, ne condamne pas, il interroge. Et il n’y a pas de figure héroïque: Kane n’est ni un modèle, ni un salaud, mais un homme fendu de part en part. Le film refuse toute explication définitive. Il préfère le trouble, le doute, la multiplicité des points de vue. C’est ce qui en fait sa richesse et sa modernité.

Mais la vraie révolution de Citizen Kane se joue dans l’image. Avec le chef opérateur Gregg Toland, Welles invente une nouvelle grammaire du cinéma. Ensemble, ils osent tout: plongées, contre-plongées, profondeurs de champ extrêmes, cadres serrés, travellings qui traversent les murs. La caméra semble libre, affranchie, vivante. Les jeux d’ombres accentuent les tensions, les visages apparaissent ciselés par la lumière. Chaque plan est pensé comme une mise en scène du pouvoir, du secret ou de la solitude. Le son, lui aussi, est sculpté: les voix s’éloignent, les silences pèsent, les bruits deviennent presque des personnages. Citizen Kane est une œuvre qui expérimente sans jamais perdre le spectateur.

Le tournage est tendu. Hearst continue de faire pression. La presse garde le silence. Le studio s’inquiète. Mais Welles tient bon. Il incarne lui-même Kane, transformé par le maquillage à chaque étape de sa vie. Il dirige avec une précision chirurgicale, demande des dizaines de prises, ajuste chaque détail. Il ne veut pas séduire, il veut imprimer une marque. Graver son nom, et celui de son film, dans la mémoire du cinéma.

À sa sortie, en 1941, la critique salue l’ingéniosité du film, mais le public reste méfiant, influencé par la campagne de dénigrement orchestrée par Hearst. Citizen Kane est nommé neuf fois aux Oscars, mais ne remporte qu’une seule récompense, celle du meilleur scénario. Hollywood, vexé par ce jeune homme trop sûr de lui, lui tourne peu à peu le dos. Welles entre dans une période d’ombre. Il ne retrouvera plus jamais une telle liberté.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Dans les années 1950, le film est redécouvert en Europe. En France, les critiques des Cahiers du cinéma – Truffaut, Godard, Rohmer – le célèbrent comme une révolution. Dans les années 1960, il s’impose peu à peu en tête des classements des plus grands films de l’histoire du cinéma. Une place qu’il n’a plus quittée depuis.

Car Citizen Kane est un film qui parle de tout: du pouvoir, de la richesse, de la solitude, du manque, de l’enfance qu’on a perdue en cours de route. Le mot «Rosebud», dernière trace d’un monde disparu, devient un symbole universel. Un objet banal, chargé de souvenirs, de douleurs, de regrets. Ce que Kane avait de plus précieux, et qu’il a laissé derrière lui en voulant tout posséder.

Welles a mis dans ce film tout ce qu’il avait: sa fougue, son intelligence, son ambition. Il a défié les puissants, les conventions et même le langage du cinéma. Il voulait tout dire. Et il y est presque parvenu.

Citizen Kane est un avertissement autant qu’un chef-d’œuvre. La preuve que le cinéma peut penser, déranger, innover, même depuis l’intérieur du système. Et le portrait d’un homme qui a compris trop de choses, trop tôt.

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