
C’est une attente qui dure depuis plus de cinq ans. Le Liban s'apprête enfin, selon des sources judiciaires bien informées, à procéder à des nominations judiciaires majeures – un dossier gelé depuis 2020 par l’ancien président de la République, Michel Aoun, en raison du bras de fer qui l’a opposé à l’époque au Conseil supérieur de la magistrature (CSM), dont il a rejeté le train de permutations proposé. De ce blocage avaient alors découlé une paralysie de plusieurs juridictions clés, une défiance accrue envers l’appareil judiciaire et une emprise persistante des calculs politiciens sur les institutions de l’État.
Tout a commencé en juin 2020, lorsque le CSM a élaboré une liste de mutations et de nominations que Michel Aoun et sa ministre de la Justice, Marie-Claude Najem, avaient rejetée, sous des prétextes de non-respect des critères d’objectivité dans les choix effectués. Or, ce motif ne reflétait pas les véritables raisons derrière cette prise de position, puisqu’en fait, ce qui était contesté principalement, c’était le changement de postes de juges considérés proches du Courant patriotique libre (CPL), la formation politique fondée par l’ex-président. Parmi eux, la très controversée Ghada Aoun, ancienne procureure générale près la Cour d’appel du Mont-Liban.
Michel Aoun et son camp avaient en quelque sorte estimé que les magistrats choisis par le CSM ne seraient d’aucune «utilité» pour les intérêts du CPL. Aussi aucune nomination n’a-t-elle pu voir le jour depuis, le CSM ayant refusé de se plier à des conditions motivées par des considérations politiciennes.
Bien que les nominations judiciaires soient encadrées par la loi sur l’organisation de la justice judiciaire amendée en 2001, la réalité est telle que les textes sont rarement appliqués dans leur esprit. En effet, les critères de compétence et d'ancienneté sont souvent éclipsés par des considérations politiques, communautaires et clientélistes.
Le mécanisme des nominations
Composé de dix membres, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) établit la liste des propositions de nominations et de permutations. Celles-ci concernent les postes clés dans les Cours de cassation, dont le nombre s’élève à dix, mais aussi les procureurs de la République, les juges d’instruction et les présidents de chambres.
Une fois la liste approuvée par le CSM, elle est soumise au ministre de la Justice qui, en cas de désaccord avec le projet du CSM, devra, en théorie, se justifier. Dans le cas où le différend persiste, le texte de 2001 a prévu un mécanisme de règlement de la question.
Si l’ancien système conférait au Conseil des ministres le pouvoir de trancher, la nouvelle loi a attribué le dernier mot au CSM. Elle l’autorise à statuer de manière définitive sur le contenu du projet des nominations, à la majorité de sept membres sur dix.
Or, dans la pratique, la situation a toujours été tout autre. Faisant fi de l’obligation de justifier son désaccord avec le CSM, les ministres de la Justice se sont souvent contentés de bloquer le projet de décret des nominations judiciaires, sans discussion aucune.
Par ailleurs, si, dans le meilleur des cas, le ministre de la Justice donnait son accord au projet des nominations, le président de la République, le Premier ministre, mais aussi les ministres des Finances et de la Défense avaient, à leur tour, la possibilité de bloquer le processus. En vertu de la loi de 2001, le contreseing de chacun d’entre eux est requis pour la publication du décret, rendant encore plus difficile l’opération.
Réunion du CSM : un pas vers une concrétisation des efforts ?
Selon des sources judiciaires qui suivent le dossier de près, les dix membres du CSM devaient examiner lundi après-midi le dossier des nominations judiciaires. Un compromis pourrait émerger sous l’effet conjugué de plusieurs pressions. D’une part, la vacance prolongée de postes essentiels entrave gravement le fonctionnement des tribunaux et retarde de nombreux procès. Certains juges cumulent des dizaines de dossiers sans pouvoir statuer, faute de quorum ou d’instance valide.
D’autre part, la pression internationale s’intensifie, notamment de la part de l’Union européenne, qui fait de la réforme judiciaire un préalable au déblocage de certaines aides. En outre, et dans le cadre de ses discussions avec le Liban, le Fonds Monétaire International (FMI) insiste, lui aussi, sur l’indépendance de la justice comme pilier de toute relance institutionnelle et économique.
Enfin, le contexte régional en mutation, combiné à une relative accalmie politique interne depuis l’élection récente du président Joseph Aoun et la formation d’un nouveau gouvernement, a pu créer une fenêtre de tir pour un compromis.
Si les tractations aboutissent, on devrait donc assister à un renouvellement partiel de la haute magistrature. Personne ne s’aventure toutefois à avancer de dates précises. Devant ses visiteurs, le président Joseph Aoun, a cependant assuré que les permutations judiciaires sont prévues pour bientôt.
Quoi qu’il en soit, et selon plusieurs observateurs, il ne faut pas s’attendre à une réforme de fond. Ne dit-on pas que les vieilles habitudes ont la peau dure? «On va probablement assister à un arrangement entre les principaux blocs politiques, chacun obtenant ses noms dans une logique de partage», affirme-t-on de source judiciaire sous couvert d’anonymat.
Sauf que, contrairement au passé, les réformes que le Liban est appelé à réaliser dans tous les domaines sont aujourd’hui suivies de très près par la communauté internationale.
Distribution de postes ou avancée effective vers l’indépendance de la justice, actuellement sous perfusion? L’affaire est à suivre, en attendant qu’une entente collective puisse déboucher sur un éventuel entérinement de la liste des nominations, jugées primordiales dans le contexte de réformes exigées des autorités.
Il n’en demeure pas moins qu’au Liban, rien n’est jamais acquis tant que le dernier décret n’a pas été signé. Et même alors, tout peut encore basculer.
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