
Dans le conflit idéologique qui oppose l’Iran à Israël, la psychanalyse éclaire ce que les discours dogmatiques cherchent à taire: le désir, le manque, l’inconscient. Sous les slogans et les menaces, le sujet revient, fêlé, divisé, mais parlant.
«Le discours du maître, c’est le discours qui ne veut rien savoir de ce qu’il en est de son inconscient.» Jacques Lacan.
La guerre à laquelle nous assistons actuellement se joue autant dans les espaces brûlés que dans les mots. Ce que nous observons aujourd’hui entre l’Iran et Israël n’est pas seulement un affrontement militaire ou géopolitique, c’est une guerre de discours. Chaque camp construit une narration hermétique, saturée de certitudes, dépourvue de vacillation. Or, toute tentative de verrouiller le langage, toute forme de dogme active le retour de ce qu’elle cherche à exclure, l’inconscient.
Car loin d’être une arrière-scène passive, l’inconscient est une force structurante. Il parle à travers les lapsus des dirigeants, les emballements messianiques, les slogans obsessionnels, les peurs collectives. Il surgit là où l’idéologie prétend faire taire le sujet. Et dans le conflit Iran-Israël, il est omniprésent, non comme drapeau, mais comme symptôme.
Dans son essence, un discours idéologique cherche à se clore sur lui-même. Il ne tolère ni questionnement, ni vacillement, ni altérité. Il affirme, répète, sanctuarise. Il prétend être l’Autre absolu, celui qui détient la Vérité. Les deux pays en conflit s’inscrivent dans cette logique: d’un côté, le discours théologico-politique iranien, arrimé à la figure du martyr, à la pureté de l’islam révolutionnaire; de l’autre, une idéologie israélienne de légitimation absolue, fondée sur un récit biblique, la mémoire du génocide, la menace existentielle permanente et une identification sacrée à l’État-nation.
Mais dans les deux cas, la certitude affichée dissimule une angoisse: celle du manque, du chaos, de la division interne. Car le discours idéologique est avant tout une défense contre le désir, ce mouvement fondamental, désordonné, irréductible qui traverse les sujets. En verrouillant la parole, en normant les corps, en désignant l’ennemi, l’idéologie tente d’endiguer ce qui échappe. Or, ce qui est refoulé revient. Freud l’a montré, le refoulement n’annule pas, il déplace. Dans les slogans incendiaires du Guide suprême iranien, dans les récits militaires bibliques de certains politiques et généraux israéliens, dans les dérapages, les contradictions, les emballements, le retour du refoulé se manifeste avec insistance. L’inconscient ne se laisse pas museler.
Lacan nommait cela le discours du maître: une forme de langage où l’autorité parle sans se laisser interroger, où l’autre est réduit à l’exécution. Ce discours s’accommode mal de l’inconscient, car il suppose que le sujet n’est pas divisé. Il impose une Loi, une Vérité, une appartenance. C’est ce qui domine les scènes politiques à Téhéran comme à Jérusalem: discours verticaux, saturés, qui interdisent le doute.
Mais l’analyse montre que ces discours sont eux-mêmes traversés par ce qu’ils veulent exclure. Le langage, par nature, bafouille, glisse, se répète. Les dirigeants butent sur leurs mots, surjouent leur rôle, produisent des contradictions internes. On l’a vu dans les récentes adresses d’Ali Khamenei, oscillant entre invocation divine et menace d’anéantissement. On le voit dans les déclarations israéliennes, à la fois justicières et paranoïaques, où l’excès révèle une angoisse non maîtrisée.
Dans ces paroles, ce qui revient, c’est le désir non-dit, l’angoisse d’être atteint, le fantasme de toute-puissance ou de disparition. Car derrière la rhétorique de la pureté ou de la sécurité, il y a des corps: des hommes divisés, traversés par l’Autre, qu’ils le reconnaissent ou non.
Un discours idéologique fonctionne comme une machine à exclusion. Il désigne un dehors, un hérétique, un traître, un obstacle. Dans le cas iranien, l’ennemi s’appelle Israël, mais aussi l’Occident, les femmes sans voile, la jeunesse qui danse. En Israël, l’ennemi est le terroriste, le Palestinien armé ou désarmé, l’Iranien nucléaire, mais aussi parfois l’intellectuel critique ou le soldat qui doute.
Le discours tente ainsi de fixer les identités, d’assigner les corps, de purifier l’espace symbolique. Et ce faisant, il nie le manque constitutif du sujet, cette béance que Lacan nomme «castration symbolique». Il ne supporte pas l’hésitation, le tremblement, la nuance. La haine est le symptôme d’un discours qui veut tout contrôler.
Mais ces discours ne peuvent contenir ce qu’ils cherchent à effacer. Le symptôme surgit: dans la dissidence iranienne, dans la fatigue israélienne, dans le désespoir des mères, dans les graffiti, les rumeurs. Même dans la dictature, le langage fuit.
Le corps est le lieu où l’idéologie échoue. Le corps souffre et saigne. Il jouit là où il ne faudrait pas. Il ne se conforme jamais tout à fait. La psychanalyse nous enseigne que l’inconscient s’inscrit dans le corps, dans ses excès, ses douleurs et ses écarts.
Les guerres idéologiques produisent des corps épuisés, surveillés et mis en scène. Mais elles produisent aussi des corps dissidents. La jeunesse iranienne qui danse sans voile dans une cour d’immeuble, le soldat israélien qui pleure, le rappeur qui détourne les slogans. Tous ceux-là sont des symptômes, non au sens pathologique, mais comme vérités du sujet contre la clôture symbolique.
Ce conflit est aussi un théâtre verbal: fatwas, menaces, sermons, tweets, communiqués militaires, images d’archives, discours messianiques. Mais tous ces mots, malgré leur prétention à la clôture, sont troués. Le lapsus, le mot de trop, le silence trop long, tout cela trahit le réel que le discours veut couvrir.
La psychanalyse permet d’écouter ces fissures. Non pour trancher en faveur d’un camp, mais pour entendre ce qui, dans chaque discours de pouvoir, résiste à l’assignation. Pour rappeler que le sujet existe, même lorsque l’idéologie le nie. Pour faire place à une parole ni sainte, ni militaire, ni publicitaire, mais humaine, inconfortable, et donc libre.
Dans la guerre actuelle entre l’Iran et Israël, chacun cherche à faire coïncider langage, territoire et identité. Chaque État veut incarner la Vérité, l’Histoire, la Loi. Mais cette prétention est vouée à l’échec. Il y a toujours un reste: un rêve qui déraille, une phrase inachevée, un désir qui ne s’aligne pas.
Face aux bombardements, aux censures et aux slogans, la psychanalyse n’offre pas de solution politique. Mais elle propose d’écouter là où le discours se fissure. Entendre ce que le sujet ne sait pas dire, et qui pourtant insiste. Lire les idéologies comme des tentatives de conjuration du manque, et les symptômes comme autant de rappels de la vérité du désir.
Ce geste ne s’oppose pas frontalement, il déplace. Il introduit le doute, rend possible l’interprétation et laisse place à l’inattendu. Même pris dans l’idéologie, le sujet parlant n’est jamais totalement réduit au silence.
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