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- Des Bédouins pas si errants que ça!

©Ici Beyrouth
Peu visibles sur la scène politique, mais bien ancrés dans certaines zones sensibles du Liban et de la Syrie, les Bédouins refont parler d’eux à la faveur de récents affrontements dans la province syrienne de Soueïda. Entre héritage tribal, marginalité sociale et rapports ambigus avec les pouvoirs en place, ces groupes, souvent apatrides ou faiblement intégrés, se retrouvent mêlés à des dynamiques locales explosives. Qui sont-ils, et quel est leur rôle dans les tensions actuelles?
Si les affrontements entre tribus bédouines et factions druzes dans la province syrienne de Soueïda ont ravivé l’attention sur le rôle militarisé et politique de ces communautés, une question se pose au Liban: qui sont les Bédouins libanais? D’autant plus que plusieurs d’entre eux, notamment ceux originaires de Wadi Khaled, auraient traversé la frontière pour prêter main-forte à leurs cousins syriens, dans un affrontement où se mêlent rivalités identitaires, trafic et règlements de comptes géopolitiques.
Sunnites ou chiites, sédentaires ou semi-nomades, reconnus ou apatrides, les Bédouins du Liban forment une communauté souvent méconnue. Ils incarnent toutefois un mode d’existence tribal en tension permanente avec les logiques étatiques, sécuritaires et territoriales. Qui sont-ils? D’où viennent-il? Comment sont-ils organisés? Quel est leur statut juridique?
Chèvres près de tentes dans les montagnes libanaises, abri temporaire pour Bédouins et réfugiés sans domicile.©shutterstock
Origines et implantation
La présence bédouine au Liban est attestée depuis le XIXe siècle. Issue pour l’essentiel de tribus venues de Syrie, d’Irak et de la péninsule Arabique, cette population a progressivement migré vers les espaces périphériques de l’Empire ottoman puis du Grand Liban. Longtemps cantonnées à l’élevage pastoral et à une mobilité saisonnière, ces tribus ont amorcé une sédentarisation relative à partir du milieu du XXe siècle, tout en maintenant une structure sociale fondée sur la loyauté clanique.
Aujourd’hui, leur implantation se concentre dans plusieurs régions clés. On les retrouve principalement dans le nord de la Békaa (Ras Baalbeck, Kaa, Ersal, Hermel), dans la Békaa centrale et du Sud (notamment dans les environs de Majdel Anjar, Marj et Jeb Jannine), à Wadi Khaled, dans le Akkar, au Liban-Sud (Marjeyoun, Habbariyé) ainsi que dans les périphéries de certaines villes côtières, comme Tripoli, Saïda, Tyr (souvent sous forme de poches urbaines marginales).
Cette répartition géographique est telle que l’on distingue actuellement deux grandes concentrations bédouines dans le pays.
Primo, les tribus arabes qui constituent une part importante de la communauté sunnite, représentant (selon des chiffres approximatifs) plus de 27% de la communauté, sans compter leur plus de 120.000 électeurs. Elles sont réparties dans plusieurs cazas, avec une prépondérance dans les régions du nord et de la Békaa.
La plus ancienne et la plus importante (d’un point de vue historique) est celle des Zreiqat, installée principalement à Wadi Khaled, mais aussi dans les collines et les plaines du Akkar et de Denniyé.
Plus loin, dans le sud de la capitale, ce sont les habitants de Khaldé qui siègent. Communément appelés les Arabes de Khaldé pour les distinguer des autres groupes tribaux du pays, ils sont majoritairement issus du clan Naoufal, affilié aux Zreiqat. Ils possédaient autrefois la majorité des terres de la région. De ce clan descendent des familles connues comme Daher, Askar, Chahine et Ghosn. Certains ont été enregistrés au registre civil libanais lors du recensement de 1932. D’autres ont été naturalisés lors de la vaste campagne de 1994, lancée sous le gouvernement de Rafic Hariri. Ils arborent fièrement un numéro d’état civil compris entre un et sept, gage de leur ancienneté territoriale.
Outre les tribus sunnites, des tribus chiites sont localisées dans la région de Baalbeck-Hermel.
Les clans du nord de la Békaa et de certaines zones du Mont-Liban, se divisent en deux groupes: les Chamas (Chams, Allouh, Dandache, Allam, Awad, Nasser el-Dine, Aala’ el-Dine) et les Zeaïter (Zeaïter, Jaafar, Noun, Amhaz, Mokdad, Hajj Hassan, Chourayf, Rabah). Ces deux groupes de clans appartiennent à un clan général et élargi connu sous le nom de clan Hamadé.
Clan important et puissant de la région de Baalbeck, les Chamas «occupent» principalement les villages de Bouday et de Chaat (Baalbeck), ainsi que le secteur du Hermel.
Il faut dire aussi que l'un des plus grands clans de la région est celui des Zeaïter, dont la présence s'étend dans tout le nord de la vallée de la Békaa, depuis Qasr, près de la frontière syrienne, jusqu'à plusieurs zones du nord de la vallée, ainsi que dans certaines parties du Mont-Liban. Parmi ses figures les plus marquantes figurent Ghazi Zeaïter, ancien ministre des Travaux publics. Avec les Zeaïter, l’un des clans les plus marquants est celui des Jaafar, que l’on retrouve surtout dans la région de Baalbeck-Hermel.
Outre les Jaafar, l’un des clans les plus influents et les plus combatifs est celui des Dandach, dans le Hermel. Bien qu’ils ne comptent pas autant de membres que les clans Jaafar et Zeaïter, les Dandach occupent une place prépondérante dans la région.
Affiliations politiques, mobilisations armées et financement
Historiquement méfiants à l’égard de l’État libanais, les Bédouins entretiennent parfois des liens d’opportunité avec certaines forces locales (notamment chiites dans le Hermel ou sunnites dans le Akkar). Ils ne sont toutefois affiliés à aucun parti libanais de manière organique.
Dans la Békaa, les grandes tribus chiites sont désormais bien intégrées dans l’appareil de sécurité parallèle du mouvement Amal et du Hezbollah, participant parfois à des combats en Syrie ou dans la zone frontalière. En revanche, les Bédouins sunnites du Akkar, notamment ceux de Wadi Khaled, ont été liés à des réseaux pro-opposition syrienne, voire à des groupes salafistes dans certains cas isolés entre 2011 et 2015.
Leur engagement dans de tels conflits armés dépend donc de plusieurs facteurs: le financement tribal et confessionnel, parfois soutenu par des bailleurs étrangers (souvent des milices ou des services extérieurs), les liens de solidarité familiale transfrontalière, notamment avec les tribus syriennes impliquées dans les conflits internes (comme à Soueïda récemment), et le contrôle des routes de contrebande, qui constitue une ressource essentielle pour ces communautés marginalisées, notamment dans les régions de Kaa, Ersal et Wadi Khaled.
Ainsi, à l’heure où certaines factions bédouines franchissent la frontière pour participer à des conflits en Syrie, leur poids au Liban, qu’il soit démographique, militaire ou économique, mérite une attention particulière. Moins visibles que les grandes formations politiques, mais omniprésentes sur le terrain, ces tribus jouent un rôle discret mais structurant dans l’équilibre communautaire du pays, d’autant plus qu’elles sont exposées à une instrumentalisation continue, que ce soit par certaines formations libanaises, les services syriens ou les réseaux transfrontaliers de contrebande.
Tandis qu’au Liban, leur présence reste cantonnée à des zones périphériques et parfois sensibles, les Bédouins de Syrie se retrouvent aujourd’hui au centre d’une escalade violente dans la région de Soueïda. Leurs alliances, leur positionnement et leur degré d’implication dans le conflit syrien soulèvent de nouvelles interrogations.
Parmi les étendues arides du sud syrien, les Bédouins mènent une vie en marge, tiraillés entre héritage nomade, guerre et rivalités locales. Mais qui sont-ils vraiment?
Descendants de tribus ancestrales telles que les Anizzah, les Chammar ou les Ruwallah, les Bédouins syriens vivent pour la plupart en lisière du désert, notamment dans la province de Soueïda. Là, ils forment une minorité sunnite au sein d’une région à majorité druze. Si leurs racines sont nomades, une grande partie d’entre eux s’est sédentarisée depuis les années 1950. Leur quotidien repose sur l’élevage, le petit commerce et parfois sur des activités plus informelles (vente d’armes au marché noir…etc).
«Les Bédouins ne se définissent pas par un État-nation, mais par une généalogie, une tribu, un territoire mouvant et des alliances sociales», explique l’anthropologue Dawn Chatty, spécialiste des nomades arabes, dans son ouvrage Nomadic Societies in the Middle East and North Africa.
Des tribus enracinées des deux côtés de la frontière
Ce qui est peu connu, c’est que certaines de ces tribus, notamment les Anizzah et les Ruwallah, ont aussi laissé une empreinte sur le Liban voisin. Dans la plaine de la Békaa, à Ersal, ou dans certaines zones du nord et du sud du pays, on retrouve des familles bédouines issues de ces mêmes lignées. Si les contextes politiques sont différents, les réalités sociales se recoupent: marginalisation, absence de reconnaissance légale, et attachement viscéral à l’identité tribale.
Au Liban, beaucoup de Bédouins restent apatrides. Ils vivent souvent dans des campements précaires, à l’écart des centres de décision, sans accès garanti à l’éducation ou aux services publics. Leur loyauté va d’abord à leur clan, puis à leur région, un schéma similaire à celui observé en Syrie.
Neutralité tribale face au chaos syrien
Depuis le début du conflit syrien en 2011, les Bédouins syriens ont évité de prendre partie. Ni engagés avec le régime, ni séduits par les groupes jihadistes comme le Front al-Nosra, ils ont préféré négocier localement pour préserver leur autonomie. Contrairement à de nombreux groupes locaux, les Bédouins syriens n’ont jamais pris les armes massivement pour un camp.
Plusieurs chercheurs s’accordent à dire que le comportement politique des Bédouins ne repose ni sur une idéologie précise ni sur des affiliations religieuses. Ce qui guide leurs choix, expliquent-ils, c’est avant tout la logique tribale et les équilibres locaux. Leur organisation, horizontale et décentralisée, s’inscrit mal dans les dynamiques de guerre structurées ou les systèmes de commandement centralisé.
Ce retrait relatif du conflit ne les a pas protégés pour autant. Ils restent perçus comme des acteurs ambigus, parfois instrumentalisés par les forces en présence. Mais c’est surtout une stratégie de survie, selon Thomas Pierret, politologue et chercheur au CNRS: «Les Bédouins n'ont pas de poids militaire suffisant pour peser dans le conflit syrien. Leur stratégie a été la négociation locale avec les forces dominantes de chaque zone.»
Des combattants bédouins avancent au milieu des ruines dans les rues du nord de Soueïda, le 19 juillet 2025. ©Bakr ALkasem / AFP
Soueïda: l’escalade meurtrière
Mais cette neutralité a volé en éclats le 13 juillet 2025. Un accrochage entre Bédouins et Druzes sur la route Damas–Soueïda a mis le feu aux poudres. En quelques heures, les tensions communautaires se sont transformées en affrontements armés. Enlèvements, représailles, combats de rue: le bilan est lourd. L’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) évoque plus de 1.300 morts en moins d’une semaine.
Face au chaos, l’armée syrienne intervient, mais finit par se heurter à des milices druzes bien organisées. Un cessez-le-feu est arraché le 16 juillet, mais il n’inclut pas les tribus bédouines – un oubli qui pourrait rouvrir les hostilités à tout moment.
Un conflit local, des enjeux régionaux
Très vite, le conflit dépasse les frontières. Israël, qui se présente comme garant de la sécurité des druzes dans la région, intervient militairement. Des frappes visent Soueïda et Damas. À Tel Aviv, les autorités justifient leur action par la nécessité de protéger «leur communauté sœur» en Syrie. Le ministre de la Défense, Israël Katz, prévient: «Israël n’abandonnera pas les druzes de Syrie.»
À Damas, la réaction est immédiate. Le pouvoir dénonce une «tentative de division du pays» orchestrée par Israël. Les lignes de front se complexifient: ce qui était un conflit local devient un bras de fer géopolitique.
Les Bédouins: ni miliciens, ni protégés
Contrairement à d’autres groupes armés impliqués dans la guerre, les Bédouins n’ont pas reçu de financement extérieur structuré.
«Les Bédouins sont souvent réduits à un cliché folklorique. En réalité, ils vivent à la périphérie du politique, dans une forme de liminalité constante», explique Estella Carpi, anthropologue et chercheuse à l’University College London, dans Humanitarianism and the Middle East.
Cette autonomie, aussi précieuse que fragile, les isole des négociations politiques comme des aides humanitaires.
Au Liban également, ces mêmes tribus bédouines vivent dans une forme d’auto-organisation, souvent ignorées par les autorités. Elles subsistent grâce à des solidarités tribales plus qu’à l’État.
Des combattants bédouins dans un quartier ouest de Soueïda, en proie aux affrontements avec des miliciens druzes, le 19 juillet 2025.©Abdulaziz KETAZ / AFP
Soueïda: l'impasse
Le cessez-le-feu conclu le 16 juillet a permis de suspendre les hostilités, sans pour autant résoudre les causes profondes du conflit. L’accord a été négocié entre les autorités syriennes et les représentants druzes, mais les tribus bédouines n’y ont pas été formellement associées. Leur position reste floue, à la périphérie du processus.
Plusieurs observateurs soulignent que les Bédouins, déjà peu intégrés aux structures politiques nationales, se retrouvent une fois de plus en marge des efforts de stabilisation.
Selon l’anthropologue Dawn Chatty, «les Bédouins sont des oubliés de la paix comme ils l’étaient de la guerre». Dans ce contexte, certains analystes mettent en garde contre le risque d’un glissement progressif vers des formes de mobilisation armée, notamment au sein d’une jeunesse désabusée, en quête de protection ou de reconnaissance.
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