
Sous couvert de «transformation numérique», une entreprise privée s’est arrogé un pouvoir inédit sur les citoyens libanais, reléguant l’État au rang de spectateur impuissant. Transparence? Justice? Logique? Que nenni. À la place, un système opaque et une économie parallèle légalisée.
La société Inkript incarne l’exemple le plus flagrant d’une privatisation déguisée. Entrée dans le giron de la Direction des véhicules et immatriculations (communément appelée «Nefaa») avec la promesse de modernisation, cette dernière a rapidement transformé cette institution en machine à cash. Non seulement elle contrôle les plateformes numériques, mais elle vend les rendez-vous, monopolise les timbres et impose des frais supplémentaires à chaque démarche – le tout, sans contrôle ni régulation.
La Nefaa n’est plus une entité publique: elle fonctionne désormais comme une succursale d’Inkript. Derrière le vernis technologique, c’est une prise d’otage numérique. Les citoyens doivent naviguer un système verrouillé, où l’accès aux services dépend de leur capacité à payer ou à connaître les bons intermédiaires.
De sources internes, on révèle à notre confrère «Houna Loubnan» les rouages d’un système bien huilé: plateformes ouvertes quelques secondes, rendez-vous accaparés par des «professionnels» du clic et une revente organisée à prix fort – entre 20 et 30 dollars – pour obtenir un créneau. Deux plateformes coexistent: l’une pour les initiés, l’autre pour les agents agréés. Cette dualité n’est pas sans rappeler les trafics de carburant ou de médicaments, mais avec une sophistication et une impunité dérangeantes.
Ce n’est pas une simple défaillance administrative. C’est une collusion entre corruption institutionnelle et monopole privé. Chaque jour, ce sont les citoyens qui en paient le prix en temps, en argent et en dignité.
Deux plateformes, deux mondes: l’injustice numérique en marche
La première ressemble à une file d’attente interminable devant une porte étroite; la seconde n’est accessible qu’aux privilégiés. Pour le citoyen ordinaire, impossible d’y accéder sans passer par des intermédiaires ou sacrifier son temps, son travail et parfois son argent.
Des enseignants, des cadres et des chefs de petites entreprises témoignent: ils sont contraints de quitter leur poste ou de suspendre leurs activités simplement pour tenter d’obtenir un rendez-vous administratif – une absurdité qui entrave la vie professionnelle et personnelle de milliers de Libanais.
Et ce n’est pas tout. Le calvaire s’aggrave pour les propriétaires de véhicules anciens. Toute voiture de plus de trente ans doit impérativement être acheminée au centre de Dekouané pour un contrôle technique et une estimation, alors que les antennes régionales, pourtant équipées et compétentes, sont exclues de cette procédure. Cette centralisation injustifiée ajoute un fardeau logistique et financier supplémentaire pour les citoyens, sans aucune justification rationnelle.
Bureaucratie kafkaïenne: quand l’administration devient un labyrinthe
Le calvaire ne s’arrête pas là. À Dekouané, le comité chargé de l’inspection des véhicules est souvent composé de militaires peu formés aux contrôles techniques ou à l’estimation de la valeur des voitures. Les agents civils, pourtant expérimentés, sont écartés sans explication. Résultat: un citoyen venant du Akkar, de Baalbeck ou de Nabatiyé est contraint de se rendre à la capitale avec son véhicule, supportant tous les frais que cela implique – essence, mécanique, remorquage et attente interminable pour une simple signature.
Et ce n’est qu’un début. La remise de la carte grise, censée être une formalité, est devenue un parcours du combattant. Une fois la procédure achevée, le citoyen doit prendre un nouveau rendez-vous uniquement pour récupérer sa carte. S’il ne peut se présenter, il doit passer par un notaire pour établir une procuration, puis réserver un créneau au nom du mandataire. Il s’agit d’une manœuvre coûteuse: entre les frais de notaire et la réservation, la facture peut grimper à 50 dollars pour un document déjà payé. Ce système n’existait pas auparavant: il a été instauré dans le chaos administratif qui a suivi l’arrivée d’Inkript comme partenaire technologique.
La situation devient encore plus absurde pour les camions diesel ayant changé de moteur. Lors du contrôle technique, la procédure est systématiquement rejetée au motif que le nouveau moteur n’est pas enregistré auprès des douanes. Le citoyen se retrouve alors dans une impasse: ni la Nefaa ne débloque la situation, ni les douanes ne répondent. Il devient de facto «hors-la-loi», exposé chaque jour à des risques de saisie, d’amende, voire d’arrestation, pour une faute qu’il n’a pas commise. Et les sanctions ne sont pas symboliques: elles varient entre 300 et 500 dollars, soit l’équivalent de la moitié d’un salaire mensuel dans le meilleur des cas.
Vignettes: le scandale de trop
Un «scandale majeur» qui dépasse tout ce qui a été révélé jusqu’ici, à en croire ces mêmes sources. Il s’agit des fameuses vignettes, ces autocollants annuels apposés sur le pare-brise pour attester du paiement de la taxe mécanique. Autrefois incluses gratuitement dans la procédure, elles sont désormais vendues au prix exorbitant d’un million de livres libanaises. Et c’est la société Inkript qui en détient le monopole, engrangeant des bénéfices colossaux.
Plus choquant encore: ces vignettes sont exigées à chaque nouvelle démarche, même si le citoyen les a déjà achetées. Résultat: pour une même voiture, un même propriétaire peut être contraint de payer deux à trois fois dans la même année. À ce stade, ce n’est plus une simple irrégularité administrative, mais bel et bien une forme de pillage institutionnalisé, validé tacitement par l’administration.
Deux vignettes en 48 heures: le symbole d’un système à bout de souffle
Un exemple concret illustre à lui seul l’absurdité du système. Un citoyen enregistre son véhicule, paie la taxe mécanique et obtient sa vignette. Deux jours plus tard, il découvre une erreur dans la carte grise. En se rendant pour la corriger, il se voit contraint de payer une nouvelle vignette pour la modique somme d’un million de livres libanaises supplémentaires. Deux autocollants en 48 heures: une pratique qui ne peut être qualifiée que d’exploitation flagrante, tolérée en silence par le ministère de l’Intérieur et les instances de contrôle.
Le citoyen libanais se retrouve ainsi pris dans un engrenage administratif qui le dessert: des plateformes numériques verrouillées, des employés exigeant des procurations pour chaque document, une entreprise privée qui engrange des profits sans fournir de service tangible. Pendant ce temps, les antennes régionales sont privées de pouvoir, les agents démunis et les citoyens sans recours.
Inkript et l’État: une alliance toxique au cœur de l’administration
Ce reportage révèle une collusion structurelle entre une entreprise privée et une administration publique, dont l’objectif semble clair: transformer chaque démarche en opportunité de profit, chaque document en source de revenu, chaque délai en levier de pression. Inkript n’est plus un simple prestataire: elle est devenue codécisionnaire, gérant la plateforme, contrôlant les rendez-vous, monopolisant les vignettes et engrangeant des bénéfices sur le dos des citoyens. Et l’État? Il se tait, ne régule pas et cautionne.
Le plus troublant dans cette affaire, c’est que les solutions existent et sont simples: une plateforme ouverte et transparente, gérée par une entité publique indépendante; l’élargissement des compétences des antennes régionales de la Nefaa; une numérisation réelle, pensée pour servir le citoyen et non pour enrichir une société privée; et un plafond légal clair pour les vignettes et les frais annexes. Mais rien n’est mis en œuvre. Non pas par manque de moyens, mais parce que ceux qui profitent du chaos sont plus puissants que ceux qui appellent au changement.
Ce dossier met en lumière les zones d’ombre d’un service public censé garantir un droit fondamental. Quand les services deviennent un outil d’extorsion, quand le citoyen devient une cible à exploiter sans limite, les plateformes numériques ne sont plus des instruments de simplification, mais des barrières séparant ceux qui ont les moyens de ceux qui ne les ont pas.
In fine, ce service public s’est mué en machine à profits illégitimes. Les plateformes sont devenues des pièges à arnaques et à monopoles. Et le message envoyé aux citoyens est brutal: la loi s’applique aux pauvres, tandis que la corruption prospère au vu et au su de tous. Le plus grave? Ceux censés défendre les droits des citoyens sont complices de ce désordre, inscrits sur la liste de la trahison nationale.
Les solutions sont là, à portée de main, mais elles sont interdites tout bonnement parce que les bénéficiaires de cette mascarade sont plus puissants que toutes les voix appelant à une réforme du système.
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