
Peindre comme on respire, explorer la couleur comme on fouille la mémoire: Irène Ghanem, artiste lumineuse et indocile de la scène libanaise, présente aujourd’hui à Beyrouth «Entre Terre et Mer», un vernissage très attendu ce mardi chez Mark Hachem, à découvrir jusqu’au 20 octobre, où se dévoilent merveilles, blessures et lumière.
Dans l’arène bigarrée de la peinture contemporaine libanaise, peu d’artistes portent la couleur comme une blessure vive et un acte de foi. Irène Ghanem, née à Beyrouth en 1970, incarne cette génération qui a vu la lumière jaillir du chaos, traversant la guerre, l’exil, puis la renaissance, sans jamais perdre de vue la nécessité d’inventer son propre langage. À quelques heures de son exposition chez Mark Hachem, ce mardi 7 octobre, l’artiste se livre, palette en main, sur un parcours aussi dense que lumineux, où chaque toile devient mémoire du monde.
Dès l’enfance, la couleur s’impose à elle comme une évidence, une langue intime pour dire ce que le vacarme des bombes ne saurait taire. «Chez moi, la couleur n’est pas un ornement: elle est une langue, un souffle, une façon de survivre», confie-t-elle. À la fin des années 1980, c’est à l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA) qu’elle entame son apprentissage formel, mais la vie, fidèle à son ironie, bouleverse son chemin: alors qu’elle n’avait que vingt ans, une roquette interrompt sa trajectoire, imposant chirurgie, rééducation, douleur, mais aussi éveil. Ce traumatisme marquera toute sa création, transformant la peinture en nécessité absolue. «J’ai compris que la vie pouvait basculer à tout instant; alors j’ai choisi la couleur.» Dès lors, la toile devient terrain d’expérimentation, laboratoire de lumière et d’émotion.
Au début des années 1990, Irène Ghanem quitte le Liban meurtri pour la France, guidée par une soif d’apprendre et d’élargir son horizon. À l’Académie de la Grande Chaumière puis à Marly-le-Roi, elle affine son trait, découvre la spontanéité du dessin, la vitalité du corps, le plaisir du geste libre. Paris la nourrit, mais très vite, c’est Los Angeles qui l’appelle. Là-bas, l’espace et la lumière de la Californie, la liberté du geste et l’influence de Willem de Kooning s’infusent dans son travail. Dans son atelier, elle apprend à écouter la couleur, à la laisser la surprendre, parfois même la dépasser: «Je peins à partir de la sensation, pas de l’observation.»
Le retour au Liban
En 1997, Irène Ghanem revient à Beyrouth, chargée d’une énergie nouvelle, d’une soif de partage. Entre 2002 et 2006, elle expose à l’Unesco, à Daraj el-Fan, au Canada et à la galerie Le Créateur français. Très vite, ses toiles frappent par leur intensité, ce jeu constant entre densité et transparence, où la matière semble respirer, osciller entre abstraction et paysage. Mais Irène n’est pas seulement peintre, elle est aussi mère. À l’aube de sa carrière, elle choisit de suspendre son élan, le temps d’accompagner ses enfants – Noëlle, Diane, Boutros –, trouvant dans ce retrait une source de créativité insoupçonnée. «Je dessinais pendant leur sieste», se souvient-elle, évoquant les carnets d’aquarelle glissés entre deux tâches quotidiennes.
En 2014, elle ouvre son propre atelier à Beyrouth (Atelier Irène Ghanem) et revient en force sur la scène artistique avec une exposition à guichets fermés, organisée en partenariat avec le Centre culturel allemand. Les années qui suivent sont celles de la reconnaissance: musée Paul Guiragossian, Beirut Art Fair, Ambassades d’Italie et d’Espagne, Fondation Charles Corm… Sa peinture, ancrée dans l’abstraction lyrique, convoque les grands noms de l’expressionnisme, Helen Frankenthaler, Mark Rothko, Kandinsky, Joan Mitchell, mais toujours avec une chaleur méditerranéenne. Terre, mer, air et lumière fusionnent en champs vibrants, baignés de bleu, d’ocre, de rose et d’or.
Une peinture entre deux mondes
Ce que va offrir Irène Ghanem au public dans cette exposition, c’est une série de toiles habitées par la mer, la lumière et le mouvement: un voyage pictural qui oscille sans cesse entre ancrage et dérive, stabilité et vague, densité et fluidité. «Chaque toile y devient une frontière mouvante, une respiration suspendue entre ce qui tient et ce qui échappe», explique-t-elle. Pour la peintre, la couleur n’obéit à aucune composition figée: «Elle vit, respire, se souvient.»
L’inspiration jaillit à la Maison des mers à Vienne, devant ces aquariums immenses, véritables toiles vivantes, qui ont captivé Irène Ghanem lors d’un voyage. Fascinée par la chorégraphie silencieuse des poissons, leurs couleurs changeantes, leurs disparitions soudaines dans l’infini bleu, elle avoue: «Les poissons sont devenus mes muses.» Mais l’aquarium n’était, au fond, qu’un prétexte: «Je voulais ramener la mer jusqu’à mon jardin, faire entrer le mystère de l’eau et du vivant dans mon univers quotidien.» Ainsi, la mer traverse la mémoire et le verre pour s’installer au cœur de sa maison, glissant son étrangeté familière jusque sur la toile.
On comprend alors ce qu’elle cherche à provoquer chez le visiteur: «l’émerveillement, surtout de l’émerveillement. Peut-être de la joie, mais pas nécessairement. Mais après l’émerveillement, je dirais la curiosité.» Ce sont ces émotions qui guettent celui qui s’arrête devant ses œuvres, saisi par une vibration et une envie folle d’aller voir derrière le rideau des formes.
Pour elle, peindre, c’est dialoguer avec la mémoire du monde et affronter l’humilité de l’artiste face à la nature. À la question de savoir ce que penserait l’une de ses toiles, égarée sur une plage libanaise, elle répond sans détour: «Je crois qu’elle deviendrait rouge, peut-être, de jalousie… Parce qu’elle verrait que la nature, notre père Créateur, a déjà tout inventé.»
Cette sincérité traverse sa palette: si le bleu revient toujours, jusqu’à l’obsession: «Je suis une folle de bleu», c’est le vert qui demeure le défi suprême, la couleur indomptable, celle que l’on ne pourrait égaler. «La vraie couleur verte est imbattable, on ne peut pas égaler la nature.» Dans la bouche de la peintre, la couleur n’est jamais un acquis, mais un combat, une expérience sans cesse renouvelée.
«Peindre avec Dieu»
Lorsque l’on interroge l’artiste sur le compagnon idéal pour peindre une journée, elle s’autorise une réponse radicale, à la fois espiègle et mystique: «Je préfère avoir Dieu. C’est lui le créateur suprême…» Ni De Kooning, ni Chafic Abboud, ni aucune des figures tutélaires de l’art moderne, seul le créateur originel, celui qui a «tout inventé», pourrait satisfaire la curiosité insatiable d’Irène. Cette humilité devant l’immense irrigue sa démarche tout entière.
Sous la lumière de ses toiles, affleure la mémoire du Liban blessé. La couleur devient baume, mais aussi témoignage. Irène Ghanem peint la beauté fragile d’un pays en ruines, la persistance de la vie, la résistance obstinée de la lumière. Comme ses maîtres spirituels, Chafic Abboud ou Yvette Achkar, elle creuse la matière pour faire émerger la respiration du monde: «Ils m’ont appris que peindre, c’est respirer.»
Dans sa peinture, le chaos devient forme, l’émotion, langage. La superposition des couches, la transparence des bleus, la densité des ocres, tout rappelle que la couleur porte l’Histoire, les blessures et les renaissances d’un pays toujours sur le fil.
Rendez-vous chez Mark Hachem
Aujourd’hui, mardi 7 octobre, Irène Ghanem présente ses nouvelles œuvres à la galerie Mark Hachem, à Beyrouth. «Entre Terre et Mer» est une invitation à franchir le seuil, à explorer les limbes entre l’ici et l’ailleurs, entre le souvenir et la promesse. L’exposition se tient sur les cimaises de la galerie jusqu’au 20 octobre. Irène Ghanem appartient à cette génération d’artistes qui font du traumatisme une matière et de la couleur un langage universel. Sa peinture n’est ni orientale, ni occidentale, elle est traversée de lumières, de vents, de souvenirs. Un chant entre la terre, la mer et ce jardin luxuriant – intérieur comme extérieur – qu’elle cultive avec la même attention qu’elle porte à ceux qui l’entourent.
Et pour finir, pourquoi ne pas s’autoriser un léger hors-piste, loin des toiles et des aquarelles? Ceux qui connaissent Irène le savent: elle est aussi la reine des bouquets de fleurs, ces compositions offertes dans la vie réelle, généreuses, foisonnantes, assemblées avec un art du don et une délicatesse qui émerveillent autant que ses œuvres. On y retrouve ce même sens de la profusion, de la lumière, de la circulation de l’attention. Peut-être n’y a-t-il pas d’équivalent à la beauté de ses bouquets, sinon dans la générosité qui rayonne, inlassablement, sur ses toiles comme dans sa vie.
À ne pas manquer : « Entre Terre et Mer », l’exposition d’Irène Ghanem, à découvrir sur les cimaises de la galerie Mark Hachem jusqu’au 20 octobre.
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