 
 Sur la route qui mène de Zahlé à Hermel, les portraits d’anciens chefs de clans, d’imams et de martyrs s’alignent le long des façades, entre les ateliers de mécanique et les champs de cannabis. Dans cette vallée fertile, traversée par le fleuve de l’Oronte et encerclée par les montagnes de l’Anti-Liban, la présence de l’État s’estompe à mesure que la route s’enfonce vers le nord. Ici, dans la Békaa, la loi du clan supplée souvent celle de la République. Les codes tribaux, transmis de génération en génération, règlent les litiges, assurent la protection et déterminent la hiérarchie sociale. Autant de fonctions que l’État, absent, n’assume pas vraiment.
Un pouvoir local enraciné dans l’histoire
Ce phénomène ne date pas d’hier. Depuis la fin de la guerre civile, l’État libanais n’a jamais réussi à rétablir pleinement son autorité sur l’ensemble du territoire.
Durant la période de tutelle syrienne, entre 1976 et 2005, certaines zones de la Békaa ont été délibérément laissées à l’administration informelle de familles alliées à Damas, alors sous le pouvoir de la famille Assad, aujourd’hui déchue. Les services de sécurité syriens y réglaient les différends, supervisaient les trafics ou fermaient les yeux sur les économies parallèles, en échange d’une loyauté politique (comme un peu partout au Liban, à l’époque).
Après le retrait syrien, le 26 avril 2005, l’État libanais s’est retrouvé face à un «vide» qu’il n’a jamais su totalement combler. L’armée, bien que présente, ne disposait ni des effectifs nécessaires pour ce faire, ni de la liberté d’action requise pour contrôler durablement ces régions.
«On ne peut pas affecter un militaire à chaque mètre du territoire», glisse-t-on de source militaire sous couvert d’anonymat. Entre vallées reculées, routes secondaires et montagnes infranchissables, certaines zones échappent de facto à tout contrôle permanent, estime-t-il, avant d’indiquer que «l’armée, composée d’environ 80.000 soldats, intervient lorsqu’il y a un risque d’affrontement, mais jamais pour arbitrer des querelles locales ponctuelles».
Une assertion confirmée par un officier à la retraite, interrogé par Ici Beyrouth. « Dans certaines zones de la Békaa, l’État n’existe plus que sur le papier », affirme-t-il. « Nous intervenons uniquement lorsqu’une crise éclate, jamais pour administrer le quotidien », enchaîne-t-il.
La justice du clan
Si le volet sécuritaire n’est déjà pas enviable, le volet judiciaire l’est encore moins. Dans ces régions «claniques», les familles ont développé leurs propres mécanismes de justice. Les litiges fonciers, les conflits de succession, les dettes, les querelles familiales ou autres incidents se règlent par la médiation des notables locaux ou des chefs de clan.
«Les tribus ont leurs propres systèmes internes. Tant que cela ne dégénère pas en affrontement armé, l’armée n’intervient pas», admet-on de source sécuritaire.
Parfois, lorsqu’un crime est commis, une soulha (réconciliation coutumière) est organisée pour éviter la vendetta. Ce système parallèle, enraciné dans la culture tribale, a le mérite de la rapidité, mais il renforce une logique d’appartenance et d’impunité, au détriment de la justice nationale.
Interrogé par Ici Beyrouth, un responsable militaire ayant servi dans ces zones résume la situation: «Quand un problème survient, les principaux concernés n’appellent pas la police. On se tourne souvent vers un membre de la famille ou le représentant du clan. Aller au tribunal est considéré comme une perte de temps et d’argent.» Et de souligner: «S’il arrive que l’armée soit appelée à intervenir, il ne faut pas s’étonner de voir les clans se solidariser et refuser de se dénoncer mutuellement.»
L’économie du vide
Dans les quartiers claniques comme dans les champs, l’absence de l’État se traduit par la montée d’une économie de survie fondée sur la contrebande, les cultures illicites et les circuits informels. La Békaa-Nord, notamment autour de Baalbeck et de Hermel, est depuis longtemps considérée comme la capitale du commerce de haschisch au Liban. Selon des rapports de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), le pays figure toujours parmi les principaux producteurs de résine de cannabis de la région.
Dans ces territoires, la culture du cannabis n’est pas seulement un commerce lucratif : c’est une économie parallèle qui fait vivre des milliers de familles, souvent délaissées par l’État. Les tentatives d’éradication lancées dans les années 1990 puis en 2012 se sont soldées par des échecs, faute de solutions de remplacement crédibles. Les clans locaux, disposant de leurs propres réseaux de distribution et d’armes, ont su imposer leurs règles, souvent par la force.
Le trafic d’armes – en provenance notamment de Syrie (aujourd’hui, avec la chute du régime Assad et le contrôle des frontières, le problème se pose moins) – complète ce tableau. Fusils d’assaut, lance-roquettes et munitions circulaient librement dans la vallée. Chaque grande famille disposait de son arsenal, destiné autant à se défendre qu’à asseoir son autorité. Dans certaines localités, l’armée ne s’aventure qu’à la faveur d’opérations massives, appuyées par des véhicules blindés. Une fois les forces reparties, les clans reprennent leurs positions comme si rien ne s’était passé.
Une souveraineté fragmentée
La conséquence directe de cette réalité est la fragmentation du pouvoir au Liban. Dans la Békaa, comme dans d’autres régions, l’autorité de l’État se heurte à celle de structures locales capables d’assurer la sécurité, l’arbitrage et même des services sociaux. L’armée libanaise demeure respectée, mais son action reste entravée par les équilibres politiques: nul ne souhaite provoquer un affrontement direct avec les grandes familles armées, dont certaines entretiennent des liens étroits avec des partis nationaux ou des formations dites politiques.
Ainsi, à la périphérie du pays, la République recule, mètre par mètre, remplacée par des zones d’autorité alternative.
Ce vide institutionnel que l’on observe dans la Békaa n’est toutefois pas unique. Plus au sud, un autre type d’organisation s’est imposé: celui d’un État parallèle, structuré, discipliné et idéologiquement cohérent. En d’autres termes, celui du Hezbollah. Dans le prochain volet de cette série, Ici Beyrouth se penchera sur cette autre réalité libanaise: celle d’une milice devenue puissance d’État, administrant à sa manière une large partie du Liban-Sud et de la banlieue sud de la capitale beyrouthine.




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