Enquête sur la stratégie commune de ces régimes pour éradiquer l'influence des Frères musulmans, entre répression intérieure, guerre médiatique et pression diplomatique.
Parmi les grandes lignes de fracture idéologique qui traversent le monde arabe, peu sont aussi déterminantes que celle qui oppose les régimes autoritaires conservateurs et proclamés « laïcs » aux Frères musulmans. L’Arabie saoudite, l’Égypte et les Émirats arabes unis forment aujourd’hui le noyau dur d’un front anti-islamiste résolu à neutraliser l’influence de la confrérie, tant sur leur territoire qu’à l’échelle régionale.
Depuis le coup d’État militaire de juillet 2013 en Égypte, qui a renversé le président issu des Frères musulmans Mohamed Morsi, Le Caire mène une répression féroce contre la confrérie : arrestations massives, procès expéditifs, condamnations à mort. Le mouvement est désormais classé organisation « terroriste » dans le pays. Une ligne dure appuyée sans réserve par Riyad et Abou Dhabi, qui redoutent l’influence populaire d’un islam politique concurrent de leur modèle monarchique ou autoritaire.Un axe contre-révolutionnaire
À la faveur des révolutions arabes de 2011, les Frères musulmans ont connu un essor sans précédent. En Égypte, en Tunisie, au Maroc ou encore au Yémen, leurs branches locales ont su tirer parti du vide politique pour s’imposer comme des forces majeures. Une ascension qui fut perçue comme une menace existentielle par certaines capitales, qui craignaient alors une contagion démocratique et la remise en cause de leur légitimité.
Les Émirats arabes unis ont été les premiers à faire de la lutte contre les Frères musulmans un pilier de leur politique intérieure et étrangère. Sous Mohammed ben Zayed, Abou Dhabi a identifié la confrérie comme une menace existentielle pour la stabilité des monarchies du Golfe. La stratégie combine répression interne, guerre idéologique et offensive médiatique : arrestations d’islamistes locaux, financement de campagnes internationales assimilant les Frères au terrorisme, et diffusion d’un discours sécuritaire valorisant un « islam d’État » apolitique.
De son côté, l’Arabie saoudite a longtemps entretenu un rapport plus ambigu avec le mouvement. Dans les années 1950–1960, le royaume avait accueilli des cadres fréristes fuyant Nasser, qui ont influencé ses institutions religieuses et éducatives. Mais l’accession au pouvoir de Mohammed ben Salmane, nommé prince héritier en 2017, change la donne : celui-ci est partisan d’un islam d’État contrôlé, recentré sur la loyauté au pouvoir, la modernisation autoritaire et la rupture avec l’héritage frériste.
Un an plus tard, Riyad classe les Frères comme organisation terroriste. Depuis, le royaume mène une purge systématique de leurs réseaux : arrestations de prédicateurs, refonte des programmes scolaires, contrôle strict du champ religieux. Cette rupture marque un tournant idéologique. Avec les Émirats, le royaume s’impose désormais comme chef de file d’un autoritarisme modernisateur, qui oppose stabilité et développement à toute expression politique de l’islam.
Pour la politologue Sarah Ben Néfissa, ce rejet repose sur un différend politique plus que religieux :
« Il n’y a pas de différence fondamentale entre le substrat idéologique des salafistes-wahhabites [courant majoritaire en Arabie saoudite] et des Frères musulmans. Ce qui déplaît à l’Arabie saoudite et aux Émirats, c’est la dimension politique des Frères, articulée autour du mythe califal et de la Umma islamique, qui en fait des prétendants au pouvoir. »
En Égypte, l’enjeu prend une dimension identitaire.
« Pour l’Égypte, qui a connu une modernisation politique, sociale et culturelle précoce, le combat contre les Frères musulmans est un combat existentiel et identitaire », précise-t-elle.
Pressions régionales et internationales
La guerre contre les Frères se joue également sur le terrain diplomatique. Le trio Le Caire–Riyad–Abou Dhabi a mis à profit son poids économique pour peser sur les positions occidentales. En 2014, cette stratégie a conduit à une grave crise avec le Qatar, accusé de soutenir la confrérie, et au blocus du petit émirat par ses voisins du Golfe.
La Turquie a longtemps constitué une base arrière pour les Frères, accueillant leur diaspora politique et médiatique. Mais, note Mme Ben Néfissa, les équilibres ont évolué, puisqu’ « avant même la visite officielle de Recep Tayyip Erdogan en Égypte, en février 2024, Ankara a demandé aux Frères musulmans installés en Turquie d’arrêter leurs attaques politico-médiatiques contre le régime de Sissi ». Les jeunes dissidents, en revanche, notamment ceux inspirés par Mohamed Kamel, continuent de bénéficier d’une certaine tolérance des autorités turques.
Même au Qatar, longtemps considéré comme le principal allié, la solidarité s’est émoussée.
« L’incapacité des Frères musulmans égyptiens à demeurer plus d’une année au pouvoir a beaucoup déçu, y compris leurs alliés qataris », souligne la chercheuse.
À l’inverse, l’Arabie saoudite et les Émirats mènent une guerre frontale contre la confrérie, notamment à travers le financement de centres de recherche et de réseaux médiatiques partout dans le monde. Objectif : imposer le récit d’une organisation terroriste dont l’idéologie serait incompatible avec la stabilité régionale.
Une guerre des récits
La bataille se joue aussi sur le terrain symbolique et médiatique. Les chaînes transnationales comme Al-Arabiya ou Sky News Arabia, financées par Riyad et Abou Dhabi, participent à la construction d’un narratif associant les Frères au terrorisme. En Égypte, ce phénomène est particulièrement flagrant.
« Les médias égyptiens ont largement contribué à construire ce narratif », observe Mme Ben Néfissa.
Cette guerre des récits dépasse les frontières arabes : en Europe, plusieurs gouvernements ont durci leur discours à l’égard des Frères, dans un contexte marqué par la peur de l’islamisme radical. Or, selon la chercheuse, ce raccourci est dangereux :
« La politique répressive est contre-productive… aussi bien dans les pays de la région que dans les pays européens, qui semblent vouloir mener une offensive anti-Frères musulmans. »
Elle rappelle que l’essor de l’islam politique en Europe a aussi été alimenté par les stratégies religieuses du Golfe :
« L’islamisation des banlieues françaises et belges s’est réalisée au vu et au su des pouvoirs publics, avec la diplomatie religieuse des pays du Golfe via la construction de mosquées et des chaînes satellitaires dans les années 1990. Les Frères s’y sont articulés, mais ils sont loin d’en être les acteurs principaux. »
Un soutien populaire érodé
Les printemps arabes avaient donné aux Frères une opportunité historique, mais celle-ci s’est rapidement dissipée. Le bref passage au pouvoir en Égypte (2012-2013) s’est soldé par une éviction brutale et une perte de crédibilité.
« Les Frères musulmans égyptiens sont aujourd’hui regardés avec une forme de condescendance », note la chercheuse. Leur image a pâti de leur incapacité à gouverner durablement.
Sur le plan régional, la confrérie tente de capitaliser sur la solidarité avec la cause palestinienne. Mais, selon Mme Ben Néfissa, cela ne suffit pas :
« Leurs dirigeants essaient de profiter de la solidarité actuelle avec la cause palestinienne pour revenir sur le devant de la scène… mais sans succès. »
Vers une marginalisation durable ?
La stratégie de l’axe Riyad–Le Caire–Abou Dhabi semble avoir porté ses fruits : la confrérie est affaiblie, ses réseaux dispersés et son image largement dégradée. Mais cette victoire apparente pourrait être illusoire.
« Les régimes autoritaires arabes font toujours la même erreur : ils pensent concurrencer les Frères musulmans en faisant de la surenchère islamique pour se légitimer. Mais ce faisant, ils confortent la base doctrinale des différentes fractions de l’islamisme, qui finissent par se retourner contre eux », analyse la politologue.
En d’autres termes, la croisade anti-Frères musulmans n’est pas seulement une lutte idéologique ou sécuritaire : elle est aussi un miroir des fragilités de ces régimes. En cherchant à étouffer toute contestation sous couvert de lutte contre l’islam politique, l’Arabie saoudite, l’Égypte et les Émirats risquent d’alimenter de nouvelles formes de radicalisation et de contestation à moyen terme.
Dix ans après la chute de Morsi, l’islam politique version Frères musulmans apparaît marginalisé, diabolisé et criminalisé dans une grande partie du monde arabe. Mais, comme le rappelle Sarah Ben Néfissa,
« Il ne s’agit pas d’une lutte contre l’islam politique dans son ensemble. Le salafisme saoudien reste la principale tendance de l’islam politique. Ce qui est visé, ce sont les Frères musulmans, et plus largement toute forme d’opposition politique. »
Cette croisade révèle donc moins un affrontement doctrinal qu’une stratégie de consolidation autoritaire. Une stratégie qui a, pour l’heure, réussi à écarter les Frères du jeu politique régional, mais qui pourrait aussi, à terme, fragiliser encore davantage les régimes qui la mènent.




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