Quand les enfants buvaient du vin à l’école: retour sur une exception française
En France, il fut un temps où le vin coulait à la cantine des écoliers.

Jusqu’aux années 1950, il était courant que les écoliers français boivent du vin ou du cidre à la cantine. Cette histoire étonnante en dit long sur le rapport singulier des Français à l’alcool et à la transmission de leurs traditions.

La scène paraît aujourd’hui inimaginable: des enfants de neuf ou dix ans, attablés dans une cantine de campagne, trempent leurs lèvres dans un verre de vin coupé d’eau, parfois remplacé par du cidre ou de la bière légère. Il y a encore soixante-dix ans, ce rituel était la norme dans de nombreuses régions françaises. Des photos d’archives en témoignent: on y voit de jeunes élèves, blouse grise sur le dos, leur gobelet en métal à la main, entourés d’instituteurs qui ne s’en étonnent guère. Le vin, versé à petite dose, côtoie le pain, le fromage et la soupe du midi. L’idée de «faire manger les enfants sans leur donner à boire» aurait alors paru absurde à nombre de parents.

D’où venait cette habitude? D’abord, du poids de la ruralité. La France d’après-guerre est encore largement agricole; la vigne structure les paysages, le vin fait partie des repas, même des plus modestes. Pour beaucoup, ce n’est pas un luxe ni un plaisir, mais une sorte d’aliment liquide. Le vin était perçu comme fortifiant, parfois même comme remède contre la fatigue, la tristesse ou les maladies de l’hiver. Les familles ouvrières, souvent sous-alimentées, le considéraient comme une source de calories. Dans certains villages du Sud-Ouest ou de l’Anjou, il n’était pas rare que le maître d’école demande aux enfants d’apporter leur propre quart de vin, soigneusement rangé dans le cartable entre la trousse et le cahier.

Peu à peu, pourtant, cette tradition se fissure. À partir des années 1950, le regard change. En 1956, sous l’impulsion de Pierre Mendès France, une première loi limite la consommation d’alcool à l’école: interdiction pour les moins de 14 ans, sauf pour le vin léger, le cidre ou la bière, toujours sous surveillance. Mendès France dénonce une «coutume d’un autre âge», mais il reconnaît aussi que la misère a longtemps justifié ce recours. La mesure fait débat: certains parents crient à l’ingérence, d’autres s’inquiètent déjà des dangers de l’alcoolisme. L’école devient alors le premier champ de bataille entre la tradition et la santé publique.

Un pays qui change de regard

Les années passent, et la France, doucement, se transforme. Les circulaires ministérielles s’accumulent, limitant les quantités, interdisant progressivement toutes les boissons fermentées aux moins de 14 ans, puis à tous les mineurs. Mais la révolution ne s’arrête pas aux portes de l’école. La société entière repense son rapport à l’alcool. En 1991, la loi Évin impose un nouveau cadre, restreignant la publicité et installant le discours de la prévention. L’alcool, jadis compagnon du quotidien, devient un sujet d’inquiétude, de débats, parfois de malaise.

L’évolution culmine en 2009: désormais, il est interdit de vendre ou d’offrir la moindre goutte d’alcool à un mineur, même à la cantine. Les établissements scolaires deviennent, en principe, des espaces sans alcool. Le vin, compagnon discret des repas d’autrefois, quitte la cour de récréation. Ce geste qui liait les générations devient un souvenir. Mais le changement ne se fait pas sans nostalgie ni résistances. Beaucoup d’adultes, surtout en milieu rural, gardent la mémoire de ce verre partagé, perçu non comme une initiation au vice, mais comme un signe de confiance, un passage de relais. Dans un pays où le vin reste un marqueur culturel, l’interdiction n’efface pas la mémoire, mais la rend plus vive.

Aujourd’hui, la France boit beaucoup moins qu’autrefois: environ 40 litres de vin par an et par habitant, contre 120 litres dans les années 1960 (source: OFDT). Le vin reste très présent dans la culture, les récits, le cinéma, mais il n’est plus associé à l’enfance. L’école, longtemps lieu de transmission de gestes anciens, est devenue le laboratoire d’une société qui veut protéger ses jeunes, quitte à tourner le dos à certains héritages. Interdire le vin à la cantine est une transformation profonde de la société, où la prévention prend le pas sur la coutume, où le souvenir du vin partagé devient la trace discrète d’un pays en mutation.

 

 

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