Au ministère de la Santé, il y a quelques jours, l’air était (pour une fois) sans fumée. Mais dans chaque discours, dans chaque chiffre, on entendait très fort ce que les trottoirs de Beyrouth répètent en silence : au pays qui se classe troisième mondial pour la consommation de cigarettes, la vraie urgence n’est plus de voter des lois, mais de les appliquer.
La salle de conférence du ministère de la Santé publique s’est remplie tôt dans la matinée. Banderoles bleues et blanches, slogans imprimés, visages graves. Sous le slogan « With Every Breath… You Lose a Breath » – « À chaque souffle, tu perds un souffle » – le ministère, en partenariat avec le Comité national de lutte contre le cancer, lançait une campagne nationale de sensibilisation au cancer du poumon. Autour de la table : le ministre de la Santé Rakan Nassereddine, le Dr Arafat Tfayli, responsable du suivi du Plan national cancer, Mme Lama Al-Sabbah représentant la société de production Sabbah Brothers, et, un peu à l’écart mais au centre de toutes les émotions, une jeune veuve, Gaelle Kibranian, venue raconter comment la cigarette lui a volé son mari.
D’emblée, le ton est donné : ici, pas de demi-mesure. Le cœur de la campagne, c’est le tabac sous toutes ses formes – cigarettes classiques, cigarettes électroniques, narguilé, fumée passive – et ce chiffre implacable que tous les experts répètent : plus de 80 % des cancers du poumon dans le monde sont liés au tabagisme. L’objectif affiché est clair : alerter, pousser à l’arrêt du tabac, réduire l’exposition à la fumée secondaire et, au passage, rappeler que la santé publique n’est pas un luxe mais un droit.
Le ministre face au mur de la loi 174
Dans son intervention, Rakan Nassereddine a martelé l’urgence de « multiplier les efforts de sensibilisation, surtout auprès des jeunes et des très jeunes ». Famille, école, médias : chacun est sommé de prendre sa part face à ce qu’il a décrit comme « un fléau grandissant ». Le ministre a aussi prononcé les mots que tout le monde attend dès qu’on parle tabac au Liban : loi 174.
Cette loi, censée encadrer strictement la consommation de tabac et interdire de fumer dans les lieux publics fermés, reste, treize ans plus tard, l’un des textes les plus ouvertement bafoués du pays. Cafés enfumés, narguilés sur les trottoirs, cigarettes dans les restaurants, bars, administrations… Sur le papier, le Liban dispose d’un arsenal respectable ; dans la vraie vie, la fumée gagne.
« Il faut renforcer l’application de la loi sur le tabac et respecter l’interdiction de fumer dans les lieux publics », a insisté le ministre. Ici Beyrouth ne peut que partager le constat, tout en posant la question que se posent des milliers de citoyens : à quoi sert d’invoquer la loi 174 à la tribune si, en bas du ministère, la première cafétéria sert encore les narguilés à toute heure ? Au Liban, on ne manque ni de lois, ni de campagnes, ni de conférences de presse ; on manque surtout de volonté politique pour faire respecter ce qui existe déjà.
Le cancer du poumon, ennemi numéro un
Au-delà du contexte libanais, les chiffres globaux rappelés pendant la conférence donnent le vertige. Chaque année, dans le monde, plus de 2,2 millions de nouveaux cas de cancer du poumon sont diagnostiqués, pour environ 1,8 million de décès. Sur la carte des cancers, le poumon reste l’un des plus meurtriers, souvent diagnostiqué tard, chez des patients dont l’histoire est presque toujours la même : des années de tabagisme, parfois « seulement » de fumée subie, et des symptômes pris au sérieux trop tard.
Au Liban, les indicateurs de santé montrent une hausse préoccupante des cas de cancer du poumon. La corrélation est évidente : explosion de la consommation de tabac sous toutes ses formes, banalisation du narguilé chez les adolescents, omniprésence de la fumée dans les espaces publics. Autre chiffre choc rappelé lors de la rencontre : le Liban figure au troisième rang mondial pour la consommation de cigarettes. Une médaille de bronze dont le pays se serait bien passé.
À cela s’ajoute le coût économique : le fardeau du tabac représenterait près de 1,9 % du PIB annuel. À l’échelle d’une économie exsangue, cela signifie des milliards de livres gaspillés en hospitalisations, traitements, arrêts de travail, sans compter le coût humain, impossible à chiffrer, des vies brisées.
La stratégie du ministère : de l’école au dispensaire
Le Dr Arafat Tfayli, qui pilote la mise en œuvre du Plan national cancer, a détaillé les axes de travail actuels. D’abord, un programme d’éducation en milieu scolaire pour expliquer, dès le plus jeune âge, les dangers du tabac. Dans un pays où l’on voit des collégiens partager un narguilé comme on partagerait un jus de fruits, parler tôt de risque, de dépendance et de cancer n’est plus un luxe pédagogique mais une mesure de santé publique.
Ensuite, l’amélioration des tests de dépistage du cancer du poumon, afin d’identifier plus tôt les patients à risque élevé, notamment les gros fumeurs. Le ministère veut également renforcer la coordination avec les centres de soins de santé primaires à travers tout le territoire, pour que le message antitabac, les conseils d’arrêt et l’orientation vers les services de dépistage ne restent pas confinés aux hôpitaux universitaires de Beyrouth.
Dr Tfayli a aussi évoqué la création d’une instance ou fédération de lutte antitabac, chargée de structurer les efforts, d’impliquer les sociétés savantes, les ONG, les médias et, idéalement, les municipalités. Car sans relais sur le terrain, aucune stratégie nationale ne résiste longtemps au poids des habitudes sociales et des intérêts économiques.
L’art, les médias… et la réalité libanaise
Au nom de Sabbah Brothers, Mme Lama Al-Sabbah a rappelé le rôle des médias et de l’industrie audiovisuelle : « L’écran ne sert pas qu’à transmettre l’actualité, il peut être un pont entre les initiatives officielles et le grand public. » En clair : quand les feuilletons, les séries ou les talk-shows normalisent la cigarette comme accessoire de style, ils ont aussi le pouvoir de la désacraliser, voire de la ringardiser.
Mais là encore, le Liban vit une contradiction permanente : spots antitabac d’un côté, publicités déguisées pour les narguilés, photos de soirées enfumées et influenceurs un paquet à la main de l’autre. Sans un tournant culturel assumé, la meilleure campagne restera un bruit de fond dans une société où « fumer, c’est normal », et où demander qu’on éteigne une cigarette dans un café vous vaut encore parfois des regards amusés, voire hostiles.
Le visage humain de l’épidémie
Le moment le plus fort de la cérémonie est venu lorsque Gaelle Kibranian a pris la parole. Sans slides, sans statistiques, juste une voix qui tremble et une histoire qu’on a déjà entendue trop souvent, mais jamais de cette façon.
Elle a raconté son mari, mort d’un cancer du poumon, et leur fille, aujourd’hui âgée de sept ans, qui grandit sans père. Elle a raconté les tentatives de sevrage, les rechutes, le paquet « qu’on ne lâche pas vraiment », les soirées où l’on se dit que « ce n’est qu’une cigarette de plus ». Puis l’annonce du diagnostic, les traitements, l’espoir qui s’étiole et, à la fin, un fauteuil vide à la maison.
Dans son témoignage, Gaelle a pointé deux responsables bien identifiés : la dépendance personnelle au tabac, bien sûr, mais aussi « l’absence de contrôle national » et cette perception du tabac comme « une partie normale de la vie ». Tant que fumer restera perçu comme un réflexe social banal et non comme un comportement à haut risque, de nouvelles familles rejoindront, année après année, le cortège des endeuillés.
Ce que dit – et ne dit pas – cette campagne
Cette campagne a un mérite indéniable : rappeler, chiffres à l’appui, que le tabac n’est pas une fatalité méditerranéenne mais un facteur de risque massif, évitable, qui ruine des vies et des finances publiques. Elle met aussi sur la table les bons leviers : l’école, les soins primaires, le dépistage, la mobilisation des médias, la nécessité de faire respecter la loi 174.
Mais elle révèle en creux une vérité dérangeante : au Liban, nous savons parfaitement quoi faire, nous savons à quel point le tabac tue, nous savons combien cela coûte… et pourtant, on continue à fumer dans les cafés, les restaurants, parfois même dans les hôpitaux. On continue à voir des adolescents se passer un narguilé sur le trottoir sans que personne n’intervienne. On continue à traiter la loi 174 comme un vague conseil, pas comme un texte contraignant.
Le jour où les citoyens ne pourront plus allumer une cigarette dans un restaurant sans être rappelés à l’ordre, le jour où les cafés refuseront d’eux-mêmes d’enfumer leurs clients, le jour où les contrôles et les amendes seront aussi réguliers que les campagnes d’affichage, ce type de conférence aura enfin trouvé son prolongement naturel sur le terrain.
En attendant, chaque nouvelle campagne antitabac ressemble à un paradoxe : on affiche « With Every Breath… You Lose a Breath » sur les murs du ministère, et, une fois les micros éteints, le pays tout entier retourne tirer sur sa cigarette. La vraie rupture, celle qui fera baisser les 2,2 millions de cas et les 1,8 million de morts dans le monde, ne se jouera ni dans les slogans, ni dans les powerpoints, mais au moment précis où, devant un cendrier, quelqu’un décidera d’écraser sa dernière cigarette… et où l’État libanais, enfin, l’aidera réellement à ne pas en rallumer une autre.




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