«Le chemin se fait en marchant» ou le pas qui crée la route
Et si la vérité n’était pas un but à atteindre, mais un chemin à tracer ? ©Shutterstock

Dans une perspective psychanalytique, la vérité se révèle moins comme un objectif à atteindre que comme une direction à emprunter. L’échec n’est plus une faute, mais la respiration même du désir et de l’existence en devenir.

Dans une orientation psychanalytique, on peut entendre, dans cette phrase, une éthique du mouvement, du désir, de l’inachèvement fécond. Elle dit que la vérité n’est pas un objet posé, mais une direction, non pas un trophée, mais un travail et que le ratage n’est pas une faute, plutôt la condition de celui qui chemine.

Cette citation est tirée de l’ouvrage de l’écrivain et psychologue français Franck Pavloff L’hôtel du Rayon Vert. Dans son entièreté, elle s’énonce ainsi: «Le chemin se fait en marchant, il n’y a d’autre vérité que celle vers laquelle tu vas, ne pas l’atteindre n’est pas un problème.»

Que nous disent ces mots? Que l’être humain ne se découvre pas en contemplant quelque vérité implantée à l’horizon comme une citadelle inexpugnable, mais en risquant des pas qui, chaque fois, tracent un sentier dans un paysage encore inconnu. Que la vérité n’est pas un objet prêt-à-penser, mais une direction. Que l’échec n’est pas une faute, mais la respiration même de la marche. Et, enfin, que la vérité est toujours subjective.

Le cœur de la phrase bat autour d’un paradoxe, celui d’une vérité qui ne se mesure pas par la possession («l’atteindre») mais par la fidélité à une orientation. C’est un renversement qui fait écho, en psychanalyse, à l’éthique du désir. Ce qui nous constitue n’est pas tellement l’achèvement que l’élan sans cesse renouvelé qui nous porte.

Depuis son inventeur, la psychanalyse s’est efforcée d’entendre ce que le sujet lui-même ignore, mais qui se révèle dans ses rêves, ses lapsus, son symptôme, et d’accompagner ce dire voilé jusqu’à une forme de clairvoyance vivable. Toutefois, celle-ci n’est jamais totale ni définitive. Lacan l’a rappelé d’une formule percutante: la vérité est «un mi-dire», elle advient par fragments, par éclaircies, par demi-aveux, jamais comme une conclusion close. Elle se fabrique au rythme de la parole qui s’essaie. Quand l’analysant raconte, trébuche, rectifie, revient, se contredit, il ne fait que tisser sa vérité en parlant. Ce n’est nullement une défaite, mais la condition même de la compréhension.

L'idéologie positiviste veut «atteindre» et, en cela, elle vise une clôture. Alors que la compréhension psychique se laisse plutôt surprendre par une configuration qui se dessine progressivement en avançant. Le marcheur s’aperçoit que ce qu’il avait pris pour de la répétition stérile devient, s’il y consent, une voie vers son vrai self, vers sa vérité, c'est-à-dire la manière dont il s’accorde à la source de son désir.

Le désir, ici, ne signifie ni besoin ni passade. Il est la tension structurante qui nous met en marche, qui n’atteint jamais son objet, mais fait bien mieux, en se déplaçant, en inventant. Dans le cabinet, combien d’analysants disent: «Je veux en finir», «je veux comprendre une bonne fois pour toutes», «je veux changer». Mais l’analyse enseigne une autre temporalité, une autre cadence. Le sujet apprend à reconnaître quel fil l’entraîne, quels leurres l’éloignent. La destination devient secondaire au regard de la constance du pas. La vérité devient le sillage que laisse la marche.

L’oreille moderne, nourrie d’injonctions au triomphalisme, ne comprend pas l’inachèvement ou l’échec. La psychanalyse renverse le signe du manque. Celui-ci n’est pas un trou à combler, mais la condition même d’un désir qui s’exhale. Si j’atteignais la supposée vérité, je n’aurais plus rien à dire, plus rien à vivre. L’analyse enseigne que ne pas tout savoir n’est pas nécessairement angoissant. Au cabinet, on entend parfois: «J'avais cru que j’en avais fini avec ce problème, et voilà que ça revient.» La tentation est de se le reprocher. Or ce qui revient n’est pas identique. Répéter n’est pas seulement refaire, c’est aussi réessayer. La cure contribue parfois à muter la répétition, à la poser autrement. L’analysant remarque alors: «J’ai encore fait le même choix, mais cette fois, je le vois. Je sens plus tôt l’odeur de la duperie.»

Cette citation de Pavloff refuse l’ivresse des vérités totales qui font tant de dégâts. Les idéologies, par exemple, aiment les destinations, elles promettent un après absolu, un Éden livré clé en main. L’éthique du pas s’y oppose en rappelant que l’être humain se construit dans l’exploration, l’autocritique, la révision. La vérité dont nous parlons n’enferme pas, mais demeure ouverte dans son cheminement, elle sauve des fanatismes. Or notre époque redoute l’incertitude, elle préfère les credo bruyants aux itinéraires à tracer qui exigent le renoncement aux savoirs, aux images ou aux idées trop pleines qui promettent une fusion toujours illusoire, qu’elle soit amoureuse, idéologique ou identitaire.

Certains pourraient objecter que cette politique du fragile est une faiblesse, alors qu’en réalité, c'est une force patiente. Elle préfère la constance à la griserie des fins spectaculaires. Elle pousse à tenir le coup, à douter et à corriger quand on se trompe au besoin à repartir. Un peuple, une communauté, une institution se tiennent davantage par la qualité de leur marche que par l’éclat des proclamations. La vérité d’un corps social, à l’échelle d’une nation comme d’un couple ou d’un sujet, se mesure à sa capacité à reconnaître ses erreurs sans se haïr, à repartir sans culpabilité écrasante, à persévérer dans cette mobilité.

Nous naissons sans route tracée à l’avance. Durant toute notre existence, nous apprenons à marcher, et à nous relever après mille chutes. Le langage fait partie de cet apprentissage. Avant de parler, on baragouine, on marmonne, on invente. En séance, on prend au sérieux ces chutes et ces bégaiements. L’on ne considère jamais la fragilité comme une faiblesse, mais bien au contraire, on la voit comme une sensibilité en marche qui fournit une aide précieuse dans le traçage de sa voie. La vérité est alors un montage patient, où le passé et le présent se parlent, où le futur lui-même se réécrit.

À quoi reconnaît-on la vérité subjective vers laquelle on s’oriente? À un sentiment d’accord intérieur. Non pas l’euphorie, non pas l’absence d’angoisse, celle-ci fait partie de la marche, mais un sentiment d’adéquation interne. Ce que je fais, ce que je pense, ce que je sens me ressemble, ne me trahissent pas, ils sont fidèles à mon désir, tout en sachant que celui-ci ne pourra jamais être comblé.

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