Dans une économie libérale fondée sur l’État de droit, le déposant est un citoyen protégé par la loi, non un suspect présumé. La Gap Law renverse ce principe fondamental. Sous couvert d’« assainissement » et de « lutte contre les irrégularités », elle introduit une logique de criminalisation rétroactive de comportements parfaitement légaux au moment où ils ont été accomplis.
Ce basculement n’est ni anodin ni technique. Il est profondément politique, et ses conséquences sont lourdes : rupture de l’égalité devant la loi, insécurité juridique généralisée et destruction définitive de la confiance dans le système financier.
Du déposant au suspect : un renversement dangereux
La Gap Law opère un glissement sémantique et juridique majeur. Le déposant n’est plus considéré comme un titulaire de droits, mais comme un acteur potentiellement fautif, devant justifier a posteriori l’origine, la nature et la légitimité de ses opérations.
Ce renversement est inédit. Il ne cible pas des activités illégales prouvées, mais des catégories entières de déposants, définies de manière large, imprécise et arbitraire. Il ne repose pas sur des décisions judiciaires individualisées, mais sur des présomptions générales intégrées dans la loi elle-même.
Dans un État de droit, une telle approche constitue une rupture grave avec les principes fondamentaux de la légalité pénale et civile.
La rétroactivité punitive : une ligne rouge franchie
L’un des aspects les plus problématiques de la Gap Law réside dans son application rétroactive. Le texte remet en cause :
• les intérêts bancaires perçus depuis 2016,
• les conversions de livres libanaises en dollars,
• les transferts de fonds à l’étranger,
• le règlement de dettes par chèques bancaires.
Or, toutes ces opérations ont été réalisées dans un cadre légal, souvent avec l’accord explicite ou implicite de la Banque du Liban, et conformément aux circulaires en vigueur à l’époque.
Punir aujourd’hui des comportements autorisés hier constitue une violation flagrante du principe de non-rétroactivité, pilier de toute législation moderne. Ce principe n’est pas un luxe juridique : il est la condition minimale de la sécurité économique.
Sans lui, aucun citoyen ne peut prévoir les conséquences de ses actes. Sans lui, la loi devient un instrument de sanction politique a posteriori.
Les intérêts bancaires : un droit contractuel criminalisé
La Gap Law va jusqu’à remettre en cause les intérêts bancaires perçus par les déposants, en exigeant parfois leur restitution partielle. Cette disposition est juridiquement choquante.
Les intérêts ne sont ni un privilège, ni un abus : ils constituent la contrepartie contractuelle du dépôt, intégrée dans les contrats d’ouverture de compte, validée par la réglementation bancaire et fiscalisée par l’État.
Les criminaliser revient à nier rétroactivement la validité de contrats légitimes. C’est une attaque directe contre la liberté contractuelle, fondement de toute économie libérale.
Conversions et transferts : punir ce que l’État a autorisé
Autre contradiction majeure : la pénalisation des conversions de livres libanaises en dollars et des transferts à l’étranger effectués après octobre 2019.
Ces opérations n’étaient pas interdites. Elles étaient encadrées, autorisées et exécutées par les banques avec l’aval de la Banque du Liban.
Punir aujourd’hui ces actes revient à transférer la responsabilité de l’inaction de l’État vers les citoyens. Si ces opérations devaient être interdites, il appartenait au législateur et aux autorités monétaires de le faire en temps utile.
Dans une démocratie libérale, l’absence de loi ne peut jamais devenir, a posteriori, un motif de sanction.
Classement arbitraire des déposants : l’égalité devant la loi sacrifiée
La Gap Law introduit une distinction profondément problématique entre déposants « éligibles » et « non éligibles », sans critères juridiques clairs, sans procédure contradictoire et sans véritable recours.
Cette classification fragmente le droit de propriété et viole le principe d’égalité devant la loi. Deux citoyens ayant agi de manière identique peuvent se voir appliquer des traitements radicalement différents, sur la base de critères flous et évolutifs.
Politiquement, cette logique est dangereuse : elle transforme une crise systémique en conflit horizontal entre citoyens, détournant l’attention des véritables responsabilités publiques.
Un déni de l’architecture de conformité existante
La Gap Law prétend lutter contre des comptes « suspects » ou des fonds « irréguliers ». Or, le Liban dispose déjà d’une architecture complète de conformité bancaire, reconnue internationalement : unités de conformité, contrôles AML/CFT, supervision, coopération avec les organismes internationaux.
Si des infractions existent, elles relèvent du droit pénal et judiciaire, pas d’une sanction collective intégrée dans une loi financière. Confondre restructuration bancaire et poursuite pénale revient à dénaturer les deux.
Un signal catastrophique pour l’avenir
Au-delà des déposants actuels, la Gap Law envoie un message clair aux futurs épargnants : ce qui est légal aujourd’hui peut devenir punissable demain.
Aucun système financier ne peut survivre à une telle incertitude. Aucun investisseur n’accepte de placer son capital dans un pays où la loi change rétroactivement les règles du jeu.
La criminalisation des déposants ne protège ni l’économie, ni la justice sociale. Elle accélère la fuite des capitaux, l’expansion de l’économie informelle et la marginalisation financière du pays.
Politiser la loi au lieu de réformer l’État
En dernière analyse, la Gap Law choisit la facilité politique : désigner des responsables parmi les citoyens plutôt que de réformer l’État, ses dépenses, sa gouvernance et sa discipline budgétaire.
C’est une inversion totale de la logique libérale : au lieu de protéger les individus contre l’arbitraire public, la loi devient l’instrument de cet arbitraire.
Une loi contre l’État de droit
La Gap Law ne se contente pas d’organiser des pertes financières. Elle transforme la loi elle-même en outil de sanction collective, rétroactive et arbitraire.
Un pays qui criminalise ses déposants rompt le pacte fondamental entre l’État et les citoyens.
Un pays qui punit ceux qui ont respecté la loi détruit toute crédibilité institutionnelle.
Sans État de droit, il n’y a ni réforme, ni confiance, ni avenir économique.



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