«Le compositeur nous révèle l’essence intime du monde. Il se fait l’interprète de la sagesse la plus profonde.» Arthur Schopenhauer.

Qui mieux que Gabriel Yared, parti à la conquête du firmament pour déchiffrer l’écriture musicale et l’écriture tout court et composer la musique d’une centaine de films notoires, en retour? Du César de la meilleure musique pour L’Amant en 1993, à l’Oscar de la meilleure musique dramatique pour Le Patient anglais en 1997, au prix du cinéma européen du meilleur compositeur pour La Vie des autres en 2006, à l’European Award en 2010 pour sa contribution européenne au cinéma mondial… Gabriel Yared a cueilli toutes les étoiles. Le compositeur international franco-libanais accorde un entretien exclusif et quasi exhaustif à Ici Beyrouth, sur les moments- clés de son parcours.

https://youtu.be/pTCii3y704w

Daprès la psychanalyse, «tout se joue avant six ans». Mais vous dites que vous ne vous rappelez pas grand-chose de votre enfance, à part le pensionnat et ce professeur de musique qui vous «laminait» avec ses remarques. La solitude vous a-t-elle révélé à vous-même? Si vous étiez resté au sein de votre famille, lobsession de la musique aurait-elle été aussi absorbante?

Jai probablement souffert d’être seul et pensionnaire à l’âge de 4 ans, mais en même temps, cette solitude a forgé mon caractère et stimulé ma vocation. Les événements de mon enfance dont je me souviens sont d’ailleurs toujours liés à la musique: les petits orchestres dans les restaurants en été, mes premières leçons daccordéon, et aussi mon père qui sifflait, pour que je les rejoue et les harmonise, des javas et des airs populaires quil avait entendus au cours de ses voyages à Paris. Le cadre n’a pas d’importance, que ce soit au pensionnat ou en famille, je pense que j’aurais suivi le même chemin.

Quant au professeur de piano, il avait certainement ses raisons de ne pas m'aimer, car je ne suivais pas ses enseignements à la lettre, et surtout, je n’aspirais pas à devenir un pianiste virtuose. J’étais très indépendant, un «électron libre», et très volontaire aussi, mais je savais intuitivement ce qu'il fallait ou ne fallait pas faire pour parvenir à mon but.

Au départ, vous n’avez pas suivi de formation musicale. Vous vous considérez plutôt comme un autodidacte qui a bénéficié de l’apport de grands maîtres. Cela vous a permis de vous construire librement. Après Dutilleux et Ohana, pourquoi avez- vous choisi le Brésil pour parfaire votre connaissance musicale ?

En dehors de quelques leçons d’accordéon et de piano, je n’ai pas suivi de formation musicale traditionnelle. Je me suis formé tout seul d’une manière très éclectique, en lisant des partitions mais aussi en écoutant du jazz, de la musique noire américaine, de la musique classique et des groupes comme les Beatles. J’écoutais et en même temps, je relevais sur du papier musique ce que j’entendais afin de mieux comprendre. J’ai joué du piano dans les bars des grands hôtels, j’ai fondé un groupe de rock, j’ai passé du temps à déchiffrer et jouer les œuvres de J. S. Bach à l’orgue de la cathédrale Saint-Joseph tout en faisant semblant de suivre des cours de droit à la faculté de droit, rue Huvelin... Et en 1969, le ministre de la Culture au Liban m’a accordé une bourse pour aller étudier la musique en France. Mais comme j’avais dépassé la limite d’âge, je ne pouvais pas entrer dans un conservatoire. Alors je me suis inscrit comme «auditeur libre» à l’École normale de musique à Paris, pour suivre les cours de composition d’Henri Dutilleux deux fois par mois, et les cours d’orchestration de Maurice Ohana. J’ai profité de mon statut pour apprendre auprès de ces maîtres, mais il me manquait encore l’essentiel: la connaissance des disciplines musicales, sans lesquelles on ne peut pas devenir un compositeur. De retour au Liban, j’ai rencontré Augusto Marzagão, le directeur du Festival de la chanson de Rio de Janeiro, qui m’a invité au Brésil pour représenter le Liban. J’ai écrit une chanson Song Without Love, qui a été interprétée par une chanteuse américaine, Gwen Owens, et j’ai gagné le troisième prix de ce concours. Comme j’étais déjà passionné de musique brésilienne (surtout par celle d’Antônio Carlos Jobim), je me suis retrouvé à Rio dans mon élément, et mon séjour, initialement prévu pour quinze jours, s’est prolongé pendant dix-huit mois. Là, j’ai rencontré des musiciens brésiliens, j’ai formé un groupe de quatre musiciens, et j’ai joué tous les soirs dans une boîte de jazz à Ipanema qui s’appelle Number One. J’avais l’intention de m’établir définitivement au Brésil et je suis passé par Paris et Beyrouth pour dire au revoir à mes parents et à quelques amis, et finalement... je suis resté à Paris! Voilà mon histoire avec le Brésil. Ce séjour m’a donné confiance en moi, en mes possibilités, et m’a raffermi dans ma détermination à poursuivre mon chemin.

Gabriel Yared, membre du jury des longs métrages au festival de Cannes 2017

En vous écoutant parler, on est frappé par votre attachement aux liens humains. Vous scellez votre sort artistique à celui du réalisateur et cest la complicité, le partenariat entre vous et le réalisateur, qui permet à votre inspiration de se déployer. Pouvez-vous nous en dire davantage?

Le réalisateur ou la réalisatrice sont les maîtres d’œuvre et ils sont aussi mes seuls interlocuteurs. Il m’est difficile de collaborer sur le plan artistique s’il n’y a pas entre nous une entente, une certaine harmonie. Nous sommes des partenaires appelés à dialoguer, à nous fréquenter et à nous connaître, jusqu’à devenir complices et parfois amis. Ce sont ces rencontres qui sont à l’origine de mon inspiration et de mon désir de donner à un film le meilleur de ma musique. Un film, ce n’est pas qu’un produit fini! Il progresse en plusieurs étapes: l’écriture, la préparation, le tournage et le montage. Ces étapes peuvent parfois durer deux à trois ans. Mon approche personnelle consiste à avoir une réflexion musicale avant les images et une autre après. J’aime participer, prendre part, collaborer, et cela, dès le départ. Faire en sorte que la musique puisse agir sur le tournage, sur les acteurs, sur les mouvements de la caméra, et plus tard, sur le montage aussi, car la musique permet de modifier la longueur, le rythme et la respiration d’un plan.

Gabriel Yared, sur le tapis rouge, durant la 70 ème édition du Festival de Cannes.

Vous êtes un grand lecteur-déchiffreur de musique et vous létiez déjà à un âge précoce au point de dévorer des pages entières que votre maître de piano navait point exigées. Cela ne pouvait quannoncer votre rapport particulier à lécriture et notamment à l’étude du contrepoint. Dans quelle mesure votre démarche se rapproche-t-elle de celle des écrivains?

Après six années consacrées aux orchestrations des chanteurs de variété, et à la composition de musiques publicitaires et de jingles, je me suis trouvé dans une impasse créative et j’ai alors pris deux années sabbatiques pour étudier le contrepoint et la fugue avec un professeur du Conservatoire de Paris. Cette remise en question a changé ma vie et mon écriture musicale. Être un grand lecteur-déchiffreur de musiques ne suffit pas pour devenir compositeur. La musique repose sur des règles d’écriture, des disciplines qu’on appelle Harmonie, Contrepoint, Fugue, etc. Ce sont ces mêmes disciplines qu’ont étudiées des compositeurs aussi différents que Bach, Mozart, Chopin, Debussy, Stravinsky et tant d’autres compositeurs que j’admire.


Sans elles, un compositeur ne saurait bâtir, ni développer ni fructifier ses idées musicales, de la même manière qu’un écrivain qui n’a jamais appris l’alphabet et la grammaire ne pourrait pas écrire un livre, roman ou autre. D’abord on admire, ensuite on imite, puis on copie ces modèles qu’on admire pour mieux appréhender leur style et leur «écriture» et on finit toujours, à travers ces exercices, par trouver sa personnalité propre. Picasso l’a fait et l’a revendiqué, et d’autres peintres aussi, et d’autres musiciens et, bien évidemment, beaucoup d’écrivains.

Gabriel Yared dans les studios d'Abbey Road à Londres.

Vous dites que vous n’êtes pas cinéphile, que vous naimez pas et navez pas besoin de voir les images dun film pour composer sa thématique, lessentiel de sa musique. Et cest-ce que vous avez fait avec la musique césarisée de LAmant, la bande originale oscarisée du Patient anglais et 37.2 le matin qui a fait un tabac… Pourtant un seul film a chamboulé «votre méthode», Camille Claudel. Vous avez dit que sa composition vous dépasse…

Il n’est pas vrai que je n’aime pas les images! Et si je ne suis pas cinéphile, c’est parce que j’ai consacré tout mon temps à rattraper mon retard en connaissances musicales.

Depuis près de quarante ans, à cause, en partie, de mon manque de culture cinématographique et, aussi, de ma méconnaissance des musiques de film, mon expérience personnelle m’a conduit à une « approche » – et non pas une «méthode» – différente de la majorité des compositeurs de musique de film. Comme il m’a paru impossible de «débarquer» sur des images finies, montées, en un sens «figées» pour moi, j’ai envisagé de commencer avant l’incarnation du projet en images. Quand je lis un scénario, ou quand j’écoute une histoire racontée par le réalisateur, des images apparaissent et dansent dans ma tête; c’est le pouvoir évocateur du verbe, des mots. Et ces images me nourrissent et m’inspirent pour commencer mon travail de composition. Un travail tous azimuts, un travail de compositeur qui écrit des thèmes, les développe, les harmonise de façons différentes, leur trouve des contrechants, des contrepoints, qui s’avèrent être des thèmes nouveaux, parfois nécessaires pour éviter de dévoiler les thèmes principaux, ou de les répéter souvent.

Forcément, ces images subjectives sont en quelque sorte en «compétition» (rarement en contradiction puisqu’elles sont nourries du scénario et des intentions du réalisateur/trice) avec les images du film à venir. Néanmoins, les deux sont nécessaires et vitales: les premières, comme déclencheur de l’inspiration, et les deuxièmes, comme guide de travail pour trouver les couleurs, les rythmes, les respirations conformément aux images et aux scènes du film. Et entre les deux, cette collaboration, dont j’ai déjà parlé, sur le tournage où la musique peut être entendue et apporter sa participation subtile. Souvent aussi, quand le montage est bien avancé, il marrive de regarder le film sur lequel je dois travailler, plusieurs fois de suite, jusqu’à le connaître par cœur, et alors, je peux composer avec le souvenir de l'image, et non pas avec l'image devant moi sur un écran. Cette «approche» me permet daborder l’écriture de la musique comme un Tout qui se tient, sur le plan auditif, visuel et plastique (volumes, espaces), qui a un sens en soi, et ce Tout me servira de «réservoir» pour travailler sur les scènes en particulier. L’œuvre se présente comme une musique avec des thèmes, développés, variés, harmonisés et réharmonisés, une structure vivante dont les parties serviront le film et les images et qui, si elle devait être interprétée en concert, serait une musique qui existe per se, tout en étant complètement inspirée du sujet du film et de ses images. Une musique pour un film, plutôt quune musique de film... Plutôt que vouloir coller aux images, épouser d’abord l’esprit avant de se conformer à la lettre. C’est en suivant cette «approche» que j’ai composé les musiques de 37,2 Le Matin, L’Amant, Le Patient anglais et bien d’autres...

Concernant Camille Claudel, j’ai écrit cette musique après avoir vu les images et, bien que cela ne corresponde pas à mon approche habituelle, c’est la musique de film la plus belle, la plus accomplie, que j’aie pu écrire. Mais quand je dis que cette «composition me dépasse», c’est une façon de parler. Je veux dire qu’on n’est jamais vraiment seul quand on crée – on peut appeler cela des muses, l’inspiration, le divin... peu importe, mais on n’est jamais seul, on est toujours guidé.

Gabriel Yared et son éternel complice Anthony Minghella

Il y a dans vos récentes compositions un retour aux sources, aux racines, une quête du Liban, de la musique arabe et le désir de la revisiter. On se rappelle en 1982 la musique de Petites guerres avec Maroun Baghdadi, puis votre collaboration avec Youssef Chahine et dernièrement avec Jimmy Keyrouz. Le public libanais a eu la joie dassister à votre concert avec la mezzo-soprano Yasmina Joumblatt, larrière-petite-fille dAsmahan, au festival de Beiteddine 2019. Auriez-vous de nouveaux projets ensemble?

Durant toute ma jeunesse au Liban, je nai jamais eu un sentiment dappartenance au pays, de «racines» à proprement parler. Je nai commencé à vivre plus ou moins librement qu’à partir du moment où je n’étais plus pensionnaire, à l’âge de 14 ans. Mes racines, c’était la musique et rien quelle, et de plus, à cette époque, je n'aimais pas du tout la musique arabe. Quand je suis parti, vers l’âge de 19 ans, cest avec lintention de ne plus jamais revenir au Liban. Ce nest que bien plus tard que jai commencé à m’éveiller à mes racines, toujours à travers la musique! En effet, avant de partir, ma grand-mère maternelle mavait donné un livre qui provenait de la bibliothèque de son deuxième mari, le Damad Ahmad Nami Bey, un homme extrêmement cultivé (je l’ai très peu connu avant son décès) qui avait lu tous les écrivains et poètes français, et qui avait chez lui des instruments de musique arabe, dont un oud et un kanoun. Ce livre sintitulait (je traduis le titre arabe) Conférence de la musique arabe au Caire- 1932. Je l'ai emporté et toujours gardé au cours de mes pérégrinations, mais je ne l'ai jamais feuilleté... jusquau moment où Maroun Baghdadi ma demandé de composer la musique de son film Les Petites Guerres. Et depuis, je n'ai pas cessé d'approfondir ma connaissance de la musique classique arabe, grâce à cet ouvrage. Cest un trésor infini dont j'ai tiré des enseignements précieux quand jai composé la musique du film de Costa Gavras, Hanna K, celle de Youssef Chahine, Adieu Bonaparte, celle de Michel Ocelot, Azur et Asmar, et plus récemment, une partie de celle de Jimmy Keyrouz, Broken Keys... et il y en aura certainement d’autres à venir!

Gabriel Yared crédit photo: Peter Cobbin

Mais celle qui ma ramené à mes racines profondes, cest Yasmina Joumblatt. Nous avons revisité ensemble des chansons de son arrière-grand-mère mais aussi créé des chansons originales dont Yasmina avait écrit les paroles en arabe, et qui mont inspiré les plus belles de mes musiques. Nous travaillons en ce moment sur un projet à l'image de notre métissage et nous espérons vous en dire plus très prochainement...

https://youtu.be/7tRiXHE8GmA
Commentaires
  • Aucun commentaire